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JULES VERNE

Sous bois.

Le lendemain, trois hommes étaient éten­ dus prés d’un foyer dont les derniers char­ bons achevaient de se consumer. Vaincus par la fatigue, incapables de résister au sommeil, après avoir repris leurs vêtements séchés devant ce feu, ils s’étaient endormis. Quelle heure était-il et même faisait-il jour ou faisait-il nuit ?... Aucun d’eux ne l’eût pu dire... Cependant, à supputer le temps qui s’était écoulé depuis la veille, il semblait bien que le soleil dût être levé. Mais dans quelle direction se plaçait l’est ?... Cette demande, si elle eût été faite, fût restée sans réponse. Ces trois hommes étaient-ils donc enfermés dans une grotte, au fond d’une caverne, en un lieu impénétrable à la lumière diurne ?... Non, autour d’eux sc pressaient des arbres d’une telle épaisseur, d’une telle hauteur, qu’ils arrêtaient le regard à la distance de quelques métrés. Pendant la flambée de feu, entre les énormes troncs et les lianes qui se tendaient de l’un à l’autre, il eût été impos­ sible de reconnaître un sentier praticable même à des piétons. Le branchage inférieur plafonnait à une cinquantaine de pieds seule­ ment. Au-dessus, si dense était le feuillage, si serrée la ramure jusqu’à l’extrême cime, que ni la clarté des étoiles ni les rayons du soleil ne passaient au travers. Une prison n’au­ rait pas été plus obscure, ses murs n’eussent pas été plus infranchissables, et ce n’était pourtant qu’un des sous-bois de la grande forêt. Dans ces trois hommes, on eût reconnu John Cort, Max Huber et Khamis. Par quel enchaînement de circonstances se trouvaient-ils en cet endroit ?... Ils l’igno­ raient. Après la dislocation du radeau contre le barrage, ayant en vain tenté de se retenir aux roches, ils avaient été précipités dans les eaux du rapide, et ne savaient plus rien de ce qui avait suivi cette catastrophe.

A qui Khamis et ses compagnons devaientils leur salut ?... Qui les avait transportés à

l’intérieur de cet épais massif avant qu’ils eussent repris connaissance ?... Par malheur, tous n’avaient pas échappé à ce désastre. L’un d’eux manquait, l’enfant adoptif de John Cort et de Max Huber, le pauvre Llanga, et aussi le petit être qu’il avait retiré des eaux... Et qui sait si ce n’était pas en voulant le sauver qu’il avait péri avec lui ?... Maintenant, Khamis, John Cort, Max Huber, ne possédaient ni munitions ni armes, aucun ustensile, sauf leurs couteaux de poche et la hachette que le foreloper portait à sa cein­ ture. Plus de radeau, et d’ailleurs de quelcôté se fussent-ils dirigés pour retrouver le cours du rio Johausen ?... Et la question de nourriture, comment la résoudre, puisque les produits de la chasse feraient défaut ? Khamis, John Cort et Max Huber en seraient-ils réduits aux racines, aux fruits sauvages ?... Insuffisantes ressources, et même très problématiques !... N’était-ce pas la perspective de mourir de faim à bref délai ?... Délai de deux ou trois jours, toutefois, car l’alimentation était du moins assurée pour ce laps de temps. Ce qui restait du buffle,— une douzaine de livres environ, — avait été dé­ posé en cet endroit. Ils s’en étaient partagé les quelques tranches qui avaient été cuites avant que le radeau se fût jeté dans le rapide, puis, autour de ce feu prêt à s’éteindre, ils s’étaient endormis. John Cort se réveilla le premier au milieu d’une obscurité que la nuit n’aurait pas rendue plus profonde. Il se leva. Ses yeux s’accoutu­ mant à ces ténèbres, il aperçut vaguement Max Iluber et Khamis couchés au pied des arbres. Tandis qu’ils reposaient, et avant de les tirer de leur sommeil, il alla ranimer le foyer. Sous les cendres brûlaient des bouts de tisons qu’il rapprocha. Puis il ramassa une brassée de bois mort et d’herbes sèches, et bientôt une flamme pétillante jeta ses lueurs sur le campement.