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ANDRÉ LAURIE

peu de son air penaud. Il y a un moyen fort simple de tout arranger. Que Tottie soit de la partie et Goliath vous suivra volontiers. Je lui en donnerai l’ordre formel, et quoique ma fille m’ait dérobé la première place dans ses affections, le brave animal me garde encore assez d’amitié pour obéir fidèlement à mes ordres — quand ils lui plaisent !…

— Voilà qui est parfait ! dit Weber rayonnant. Croyez-vous que nous puissions partir tout de suite ?

— Je n’y vois aucun inconvénient. Nous suspendrons comme d’habitude le petit berceau de promenade à l’une des défenses de notre ami ; je lui dirai de vous suivre, d’attendre que vous ayez placé sur son dos votre chargement, de revenir avec vous, et vous pourrez être certain que, tant qu’il aura Tottie sous les yeux et mes ordres en tête, il sera aussi facile à mener qu’un mouton.

— Il est prés de deux heures, dit l’inventeur tirant sa montre. Je crois pouvoir vous promettre d’être de retour à cinq heures. Ce ne sera pas trop tard pour Tottie ?

— Tottie ne craint ni le soleil, ni l’air du soir, ni l’eau courante, ni rien de ce que j’ai vu si fort appréhender pour les enfants élevés dans du coton. Elle a poussé en plein air, et elle est déjà robuste comme un petit chêne. D’ailleurs, elle a fait vingt fois ce voyage avec son père dans des conditions identiques… et, puisqu’il est de la partie, je m’en remets à vous deux du soin de veiller sur elle…

— Quant à cela, s’écria le bon Weber, ses gros yeux myopes s’embrumant de larmes, je me ferais plutôt mettre en morceaux que de laisser toucher à un cheveu de l’enfant… »

Quelques instants plus tard, la petite troupe se mettait en marche, selon l’ordre arrêté, et Colette, après avoir donné un dernier baiser à la fillette, une dernière recommandation d’obéissance à Goliath, retournait auprès de sa mère, qu’elle se faisait scrupule de quitter ou perdre de vue une minute, depuis quelques jours surtout ; car une mélancolie noire semblait s’appesantir sur Mme Massey et la dominait à chaque moment davantage, et la pauvre jeune femme, devinant la cause de cette tristesse, travaillait sans relâche à la dissiper, secondée dans cette tâche par Lina, dont les soins, l’amour, le dévouement pour celle qui depuis cinq années lui servait de mère, étaient ceux d’une véritable fille.

Tandis que toutes deux étaient ainsi occupées, bavardant, brodant, faisant de la musique autour de la chère femme, Goliath, Tottie, M. Weber et Martial étaient arrivés à bon port à la terrasse inférieure de la Tour ; les deux premiers s’étant installés à l’ombre, à l’entrée du souterrain, M. Hardouin était monté à son cabinet de travail et l’inventeur s’était mis sans retard à l’œuvre, qui consistait à hisser le canon, son affût et trois douzaines d’obus sur le dos de Goliath. Tout était préparé pour que le travail marchât sans encombre, et en moins d’une heure et demie il était achevé.

Weber allait et venait ; Tottie gazouillait à plein gosier et parlait à son grand ami, lui contant toutes ses petites affaires et entendant sans doute fort bien les réponses de l’éléphant, car le monologue ne chômait pas. Chaque fois que sa tête émergeait du souterrain, le bon savant pouvait s’assurer que tout allait à merveille de ce côté-là.

Il advient que Tottie, fatiguée d’avoir été trop longtemps suspendue dans son hamac d’osier, où elle est pourtant merveilleusement placée pour taquiner son vieil ami, lui tirer sa longue oreille, lui mettre ses petits doigts dans l’œil, lui placer au bout de sa trompe un morceau de biscuit, Mlle Tottie, sentant, avec la petite horloge que les enfants ont dans la tête, que son temps habituel de panier est plus qu’accompli, demande en se trémoussant et en gigotant à être déposée sur l’herbe. Goliath lui obéirait très facilement ; cent fois il a exécuté la même manœuvre, abaissant avec précaution ses défenses, placées de façon à soutenir horizontalement le berceau, le laissant glisser avec adresse sur les courroies, prenant délicatement la fillette du bout de sa trompe et la mettant à terre d’un mouvement aussi moelleux que l’eût pu faire Colette elle-même. Mais, aujourd’hui, Goliath ne semble