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A. MOUANS

serais pas privé d’une partie de cette soirée avec tes amis. »

Jacques, satisfait d’entendre un peu blâmer son frère, releva vivement la tête :

« Papa a raison. Je me demande ce qui te forçait à courir jusqu’à la Foux pour voir cette sauvage d’Irène ?

— Mon garçon, dit sérieusement le père, je t’engage à ne pas employer d’expressions désobligeantes pour ta cousine ; laisse-la tranquille. Si Dorothée apprenait que tu t’occupes d’elle…

— Oh ! il n’y a pas de danger ; la petite ne rapporte jamais », interrompit l’étourdi. À son tour, Mme  Brial le regarda d’un air sévère.

« Rapporter !… est-ce que par hasard vous vous seriez permis des choses dont la petite Lissac pourrait se plaindre ?… Cette enfant n’est pas élevée comme vous ; mais plusieurs personnes m’ont vanté son caractère aimable.

— Oui, oui ; elle est bonne et intelligente, et toujours occupée à faire plaisir aux autres, reprit Norbert avec feu… et puis si drôle quand elle se désole à propos de la Foux. On voit que sa tante lui rabâche cette fameuse histoire ; ce n’est pas gai. Pauvre petite, elle m’a fait pitié, quoiqu’elle aime beaucoup Mlle  Dorothée.

— Mais enfin, demanda M. Brial, est-il vrai que tu viennes encore de la Foux ?

— De plus loin que cela, père. J’ai passé sur l’autre rive et causé pendant un quart d’heure avec la cousine Lissac. »

En parlant, le jeune garçon avait promené autour de lui un regard satisfait. La nouvelle, en effet, avait son importance, car, depuis le temps où les deux grands-pères s’étaient querellés, aucun Brial n’avait franchi la rivière et posé le pied sur les terres des Lissac.

Mme  Brial, revenant la première de sa surprise, s’écria :

« Quoi ! Norbert, tu as fait cela sans la permission de ton père ?

— Dame, je n’avais pas le temps de la venir demander… Un garçon peut-il laisser punir une fille par sa faute ; sans compter que le vieux Raybaud craignait la colère de la cousine, toujours à cause de moi !… Mlle  Dorothée l’a compris… à la fin seulement ; si elle avait été dans sa bastide, elle m’aurait tout de suite fermé la porte au nez… Brou !… Quelle voix quand elle gronde ! Elle voulait me chasser avant que je n’aie ouvert la bouche… ensuite, tout s’est bien passé… »

Encouragé par l’attention de son père, le jeune garçon narra les détails de sa solennelle entrevue avec la redoutable parente.

« Pauvre Dorothée ! murmura M. Brial d’un ton ému ; elle se souvient malgré tout de notre amitié d’enfance.

— À ta place, père, j’irais la voir. Elle te recevrait très bien, dit étourdiment Norbert.

— C’est possible, mon ami ; mais je ne juge pas les choses comme si j’avais tes douze ans. Tout en excusant l’irritation et l’entêtement de notre parente, que mon oncle Lissac a élevée dans ses idées, je ne permettrai jamais qu’elle accuse mon père d’une action malhonnête, et je ne consentirai à la revoir que le jour où elle promettra d’oublier la vieille querelle qui a causé tant de chagrin dans nos familles. Mais sois persuadé que je ne lui en veux pas. Guidée par son excellent cœur, elle croit remplir un devoir filial en soutenant que son père ne s’est pas trompé… et je crains qu’elle ne sorte jamais de là !…

— Cependant, père, serais-tu contrarié si elle nous autorisait à traiter Irène comme notre parente ?

— Non, certes ; M. Jouvenet m’a fait l’éloge de cette enfant, qui souffre de son isolement. Nadine aussi s’en est mêlée… Je ne vous ai jamais interdit de lui adresser la parole, je ne vous défends pas davantage de l’aller voir à la bastide Lissac ou de ramener ici, à la condition absolue que sa tante le permette. Tu le vois, mon cher garçon, je me fie à ta raison, car c’est plutôt à toi qu’à Marthe et à Jacques que je donne cette autorisation… Pourtant, ne chantez pas victoire ; je doute fort des bonnes dispositions de Dorothée à ce sujet. De la prudence ! un seul mot blessant raviverait sa colère !