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ÉMILE MAISON

le fer au fond de l’eau, elle sait se défendre.

Tapie dans les endroits les plus profonds de la rivière, là de préférence où il y a des rochers ou de vieux bois morts, comme le lièvre elle se gîte, ne quittant son lieu de repos qu’à bon escient : besoin d’estomac, ou de circulation quand arrive l’époque du frai, puis encore lorsque la rivière veut déborder. Alors, la crue faisant rage et ravage, elle sillonne le fond, cherchant un abri pour se garer du courant, au risque d’être appréhendée d’un coup de ligne ou de filet.

En revanche, par les fortes chaleurs, il n’est point rare de voir la grosse mère s’étendre à fleur d’eau, même sauter hors de son élément : d’où ce fameux « saut de carpe », passé en proverbe, mais dont la truite est seule capable. Et, puisque l’occasion se présente, expliquons-nous là-dessus.

Quand la truite éprouve le besoin de changer de lit, pendant la saison du frai, par exemple, rien ne saurait l’arrêter ; elle lutte avec avantage contre les courants les plus rapides ; elle franchit avec adresse les barrages et les chutes, en s’élançant par bonds dans l’air. C’est ainsi qu’au moment voulu elle opère le passage difficile ou l’ascension périlleuse, en courbant son corps en arc de cercle ; puis, prenant un point d’appui sur l’eau, et se redressant brusquement, elle joint à la force de projection de ce mouvement celle d’un ressort qui se détend ; et l’obstacle est franchi.

En fait d’acrobatie piscicole, à la truite la timbale ! Ce qui, du reste, n’empêche point la carpe de sauter fort agréablement, pour retomber de tout son poids au fond de l’eau, tandis qu’à la surface où elle a émergé un grand rond s’allonge en forme de rides. Encore, dis-je, quelle que soit sa force, ne la vois-je pas bien escaladant une cascade, ainsi que fait une truite de torrent montagneux, ni même un simple barrage de rivière. Poisson sédentaire, au surplus.

Étant donné l’endroit où le saut s’est effectué, on peut pêcher à coup sûr au même endroit : le gîte est là. Au contraire, si l’on pêche au hasard, « à vue de nez », en flairant un trou à carpes, amorcer devient indispensable pour attirer leur attention et les retenir sur place. Une bonne amorce, dûment appropriée aux instincts physiologiques dont cette espèce piscicole est si remarquablement douée sous le rapport de la gourmandise, tout le secret est là, surtout quand l’eau devient mauvaise.

Nous venons de dire, en effet, que, dans les moments de crue, la carpe pouvait être surprise en état de vagabondage, la rivière elle-même menaçant de quitter son lit.

Alors, l’eau est bonne, et la grosse mère mord franchement, excitée parce changement d’atmosphère fluviale qui lui aiguise l’appétit. Mais la rivière devient mauvaise quand les sources ne lui fournissent pas assez pour se rafraîchir, ayant déjà perdu son niveau normal. Les carpes mordent tout de même, mais avec plus de méfiance encore, et, plus elles sont grosses, plus elles se méfient. Qu’on ne nous dise pas qu’il ne sert de rien d’avancer en âge ; ainsi s’acquiert l’expérience.

Eh bien, puisque nous n’avons pas su épier une crue ou un orage propice, non plus que les heures de gymnastique de la carpe, profitons d’une embellie, et, avec le ferme dessein de remettre en honneur la rubrique Chambord, ou toute autre recette culinaire à faire damner un saint, commençons par capter les bonnes grâces de la grosse mère en lui mettant son propre couvert.

À charge de revanche pour le pêcheur, comme de juste !

Il est donc entendu que celui-ci devra offrir une friandise à son hôtesse aquatique. Mais que sera-ce ? « Surtout, entends-je, ne livrez pas nos secrets ; c’est bien assez déjà que vous ayez dévoilé ceux de la rivière. — Rassurez-vous, mon cher confrère, je ne dévoilerai rien qui ne soit connu. — Jurez, par Glaucus !… »

Par Glaucus ? Si ce vocable correspond à un mot de passe entre pêcheurs, j’avoue ne pas y être initié, ne faisant d’ailleurs partie d’aucun syndicat. Glaucus, cependant, me revient en mémoire ; il doit être question de lui dans Pierre Schlémihl, ou l’Homme qui a perdu son ombre, de Chamisso. Ouvrons le livre :