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JULES VERNE

11 y avait lieu de s’en féliciter, puisque le rio Johausen coulait parfois à travers de larges clairières. Impossible de trouver abri le long des berges où les arbres étaient rares. Le sol redevenait marécageux. Il eût fallu s’écarter d’un demi-kilomètre à droite ou à gauche pour atteindre les plus proches mas­ sifs. Ce que l’on devait craindre, c’était que la pluie ne reprît avec sa violence habi­ tuelle, mais le ciel s’en tint à des menaces. Toutefois, si les oiseaux aquatiques volaient par bandes au-dessus du marécage, les rumi­ nants ne s’v montraient guère. Pendant cette première partie de la journée, pas un ne se laissa voir, d’où vif déplaisir de Max Huber. Aux canards et aux outardes des jours pré­ cédents, il eût voulu substituer des antilopes sassabys, inyalas, waterbucks ou autres. Aussi, posté à l’avant du radeau, sa carabine prête, comme un chasseur à l’affût, fouillait-il du regard la rive dont Khamis se rapprochait suivant le caprice du courant. On dut se contenter des cuisses et ailes des volatiles pour le déjeuner de midi. En somme, on ne s’étonnera pas si ces survi­ vants de la caravane du portugais Urdax com­ mençaient à se fatiguer de leur alimentation quotidienne. Rien que de la viande rôtie, bouillie ou grillée, rien que de l’eau claire, pas de fruits, pas de pain, pas de sel. Du poisson, et si insuffisamment accommodé ! Il leur tardait d’arriver aux premiers établisse­ ments de l’Oubanghi, où toutes ces privations seraient vite oubliées, grâce à la généreuse hospitalité des missionnaires. Ce jour-là, Khamis chercha vainement un emplacement favorable de halte. Les berges, hérissées de gigantesques roseaux, sem­ blaient inabordables. Sur leur base, à demi détrempée, il eût été difficile d’effectuer un débarquement. Le parcours y gagnait, d’ail­ leurs, puisque le radeau n’interrompit point sa marche. On navigua ainsi jusqu’à cinq heures. Entre temps, John Cort et Max lluber causaient des incidents du voyage. Ils s’en remémo­ raient les divers épisodes depuis le départ de Libreville, les chasses intéressantes et fruc­

tueuses dans la région du haut Oubanghi, les grands abatages d’éléphants, les dangers de ces expéditions, dont ils s’étaient si bien tirés pendant deux mois, puis le retour opéré sans encombre jusqu’au tertre des tamarins, les feux mouvants, l’apparition du formidable troupeau de pachydermes, la caravane atta­ quée, les porteurs en fuite, le chef Urdax écrasé après la chute de l’arbre, la poursuite des éléphants arrêtée sur la lisière de la grande forêt... « Triste dénouement à une campagne si heureuse jusque-là ! dit John Cort. Et qui sait s’il ne sera pas suivi d’un second non moins désastreux... — C’est possible, mais ce n’est pas proba­ ble, mon cher John, répondit Max lluber. — En effet, j’exagère peut-être... — Assurément, et cette forêt n’a pas plus de mystères que vos grands bois du Far Westî... Nous n’avons pas même une attaque des Peaux-Rouges à redouter !... Ici, ni noma­ des, ni sédentaires, ni Chiloux, ni Denkas, ni Monbouttous, ces féroces nomades qui cou­ rent les régions du nord-est en criant : viande ! viande ! comme de parfaits anthropophages qu’ils n’ont jamais cessé d’être !... Non, et ce cours d’eau auquel nous avons donné le nom du docteur Johausen, dont j’aurais tant désiré de retrouver la trace, ce rio, tranquille et sûr, nous conduira sans fatigues à son con­ fluent avec l’Oubanghi... — L’Oubanghi, mon cher Max, que nous eussions également atteint en contournant la forêt, en suivant ritinéraircdecc pauvre Urdax, et cela dans un confortable chariot, où rien ne nous eût manqué jusqu’au ternn1 du voyage ! — Vous avez raison, John, et cela eût mieux valu !... Décidément, cette forêt, si mysté­ rieuse, est des plus banales, et ne mérite pas la peine d’être visitée !... Ce n’est qu’un bois, un grand bois, rien de plus !... Et, pourtant, elle avait piqué ma curiosité au début .. Vous vous rappelez, ces flammes qui couraient sur sa lisière, ces torches qui brillaient à travers les branches de ses premiers arbres !... Puis, personne !... Où diable ont pu passer ces négros ?... Je me prends parfois à les chercher