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LA FOUX-AUX-ROSES

poissons ; nous en étions à ton dix-huitième barbeau, tu peux continuer… »

Si inventif que fût l’esprit de Philippe, il était pour le moment à bout de ressources.

« Mais… c’est tout ! fit-il un peu déconcerté, qu’est-ce que tu veux donc que je te raconte encore ?

— La pêche à la baleine, tu en as certainement harponné quelques douzaines. »

Philippe rougit de colère.

« Ah ! par exemple, c’est trop fort ! je vais t’apprendre à te moquer de moi ! »

Et il s’élança vers le banc, mais Norbert avait déjà quitté sa place et s’enfuyait en riant, poursuivi par son camarade toujours furieux.

Jacques entendait leur course à travers les allées, les rires de l’un, les exclamations irritées de l’autre. Au bout de cinq minutes Philippe revint essoufflé :

« Il m’a échappé par la petite barrière, Mme Brial venait lui demander de porter une lettre à ton père, mais il ne perdra rien pour attendre !… tu aurais bien pu m’aider au lieu de rester là comme un nigaud.

— Tu ne me l’as pas demandé, et puis c’était bien inutile, je ne rattrape jamais Norbert à la course.

— Alors, voilà ce qu’il mérite ! »

Et maître Philippe lança de tous côtés avec emportement les engins de pêche que son ami avait abandonnés sur le banc.

« Oh ! s’exclama le gros Jacques, ce n’est pas bien ! pour une plaisanterie, tu abîmes toutes ses affaires !

— Elle est jolie, la plaisanterie !… et puis, si c’était la première fois, mais, dès que je parle, Norbert se moque ; à la fin j’en ai assez, moi.

— C’est que, aussi, tu racontes des choses si étonnantes… non, ne te fâche pas après moi, sans cela je vais retourner aussi à Beau-Soleil. »

Jusqu’à ce jour Jacques ne s’était jamais révolté contre les lubies de son ami ; celui-ci le regarda de travers, mais la crainte de rester seul pendant cette belle journée de congé l’empêcha de répliquer et la partie de billes recommença.

Les deux joueurs ne s’imaginaient guère ce que devenait alors Norbert, qui avait répondu avec empressement à l’appel de Mme Brial.

« Voici une dépêche qu’on vient d’apporter ici par erreur, dit-elle en lui remettant un papier bleu ; ton père peut en avoir besoin, cours la lui porter à l’usine. »

Sans déposer la légère hotte de pêcheur qu’il avait en bandoulière, le jeune garçon avait filé par le chemin le plus court. Lorsqu’il entra dans le bureau, M. Brial était seul.

« Ah ! ah ! fit celui-ci en parcourant le télégramme, je me suis donc trompé ! C’est aujourd’hui et non demain qu’il me faut aller à Antibes… dans un quart d’heure je puis avoir un train ; va dire à ta mère qu’on ne m’attende pas à midi pour déjeuner.

— Tu vas à Antibes !… tout de suite… oh ! papa… »

Le visage de Norbert était tout rose et ses yeux avaient une expression suppliante.

« Eh bien ! quoi ? interrogea le père surpris, qu’est-ce qui te prend ?

— Emmène-moi à Antibes.

— Comme cela, sans prévenir à la maison, c’est impossible, mon ami.

— C’est très facile, au contraire ; si seulement tu consens, nous trouverons bien quelqu’un pour avertir maman que je suis avec toi ; regarde, j’ai justement des lignes préparées dans ce panier ; Raybaud est chez son fils, j’en suis certain ; il me fera pêcher pendant que tu iras voir les marchands de fleurs, je t’en prie, dis oui.

— Hum, si Jacques me présentait cette requête, je dirais non sans hésiter ; son dernier bulletin était déplorable…

— Mais le mien était bon et tu dis oui, hein ?

— Allons, reprit M. Brial en souriant, appelle le concierge, il ira porter à ta mère les deux mots que je vais écrire, et puis : en route, nous n’avons pas de temps à perdre. »

Dix minutes plus tard, Norbert, assis en face de son père dans le train qui les emmenait, examinait le contenu de la hotte qu’un heureux hasard lui avait fait emporter : cinq