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JULES VERNE

— Elle est tout juste, répondit John Cort, de ce qui distingue l’homme de l’animal, l’être pourvu d’intelligence de l’être qui n’est sou-, mis qu’aux impersonnalités de l’instinct... — Celui-ci infiniment plus sûr que celle-là, mon cher John ! — Je n’y contredis pas. Max. Mais ces deux facteurs de la vie sont séparés par un abîme et, tant qu’on ne l’aura pas comblé, l’école transformiste ne sera pas fondée à prétendre que l’homme descend du singe... — Assurément, répondit Max Huber, et il manque toujours un échelon à l’échelle, un type entre l’anthropoïde et l’homme, avec un peu moins d’instinct et un peu plus d’intelli­ gence... Et si ce type fait défaut, c’est sans doute parce qu’il n’a jamais existé... D’ail­ leurs, lors même qu’il existerait, la question soulevée par la doctrine darwinienne ne serait pas encore résolue, à mon avis du moins... » En ce moment, il y avait autre chose à faire qu’à essayer de résoudre, en vertu de cet axiome que la nature ne procède pas par sauts, la question de savoir si tous les êtres vivants se raccordent entre eux. Ce qui con­ venait, c’était de prendre des précautions ou des mesures contre les manifestations hos­ tiles d’une engeance redoutable par sa supé­ riorité numérique. C’eût été d’une rare impru­ dence que de la traiter en quantité négli­ geable. Ces quadrumanes formaient une armée recrutée dans toute la population simienne de l’Oubanghi. A leurs démonstrations, on ne pouvait se tromper, et il faudrait bientôt se défendre à outrance. Le foreloper observait cette bruyante agita­ tion non sans sérieuse inquiétude. Cela se voyait à son rude visage auquel le sang af­ fluait, scs épais sourcils abaissés, son regard d’une vivacité pénétrante, son front où se creusaient de larges plis. « Tenons-nous prêts, dit-il, la carabine chargée, les cartouches à portée de la main, car je ne sais trop comment les choses vont tourner... — Bah ! un coup de fusil aura bientôt fait de disperser ces bandes... » s’écria Max Iluber ! El il épaula sa carabine.

« Ne tirez pas, monsieur Max !... dit Khamis. 11 ne faut pas attaquer... il ne faut pas pro­ voquer !... C’est assez d’avoir à se défendre ! — Mais ils commencent..., répliqua John Con. — Ne ripostons que si cela devient néces­ saire !... » déclara Khamis. L’agression ne tarda pas à s’accentuer. De la rive partaient des pierres, des morceaux de branches lancés par ces singes dont les grands types sont doués d’une force colos­ sale. Ils jetaient même des projectiles de na­ ture plus inoffensive, les fruits arrachés aux arbres. Le foreloper essaya de maintenir le radeau au milieu du rio, presque à égale distance de l’une et de l’autre berge. Les coups se­ raient moins dangereux, étant moins proches ou moins assurés. Le malheur était de n’avoir aucun moyen de s’abriter contre cette at­ taque. En outre, le nombre des assaillants s’accroissait, et plusieurs projectiles avaient déjà atteint les passagers, sans trop leur faire de mal, il est vrai. «C’en est trop !... » s’écria bientôt Max Huber. Et, visant un gorille qui se démenait entre les roseaux, il l’abattit d’un coup. Au bruit de la détonation répondirent des clameurs assourdissantes. L’agression ne cessa point, les bandes ne prirent pas la fuite. Et, en somme, s’il fallait exterminer ces singes les uns après les autres, les muni­ tions n’y pourraient suffire. Rien qu’à une balle par quadrumane, la réserve serait vite épuisée. Que feraient, alors, les chasseurs, la cartouchière vide ? « Cessons de tirer, répéta John Cort. Cela ne servirait qu’à surexciter ces maudites bêtes ! Nous en serons, espérons-Ie, quittes pour quelques contusions sans importance. — Merci ! « riposta Max Huber, qu’une pierre venait d’atteindre à la jambe. On continua donc de descendre, escorté par la double bande des singes sur les rives, très sinueuses en cette partie du rio Johau­ sen. En de certains rétrécissements, elles se rapprochaient à ce point que la largeur du