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ANDRÉ LAURIE

péter inutilement, considère combien le hasard t’a mieux traité que tous ces imbéciles qui se sont fait bêtement écrabouiller… Rien de cassé !… Pas la plus petite égratignure ! Seulement un projet avorté ! Il n’y a pas tant de quoi crier… Pense un peu à ce que serait ton sort si tu te trouvais là-bas sur cette maudite pelouse, grièvement blessé… ou pis encore, mort, mort irrémissiblement !… Par le ciel, ils besognaient bien, ces gens-là !… Il n’y a pas à dire, c’était là du bon ouvrage, et il n’est guère difficile d’en reconnaître l’auteur. Ces satanés obus portaient la signature de Weber aussi vrai que je m’appelle Benoni… plus vrai même !… Attends seulement un peu, Weber de malheur, et je te ferai expier celle-là ?… Qu’est-ce qu’il a bien pu mettre dans ces projectiles ?… Penser que si j’étais demeuré plus longtemps dans son laboratoire, j’aurais peut-être travaillé avec lui à ces obus !… Et j’en connaîtrais aujourd’hui le secret !… Mes bois d’ébène semblaient frappés d’apoplexie. Pan ! ils s’affalaient brusquement sans même avoir une blessure… Eux-mêmes, ils l’ont remarqué, les idiots… Comment arriver à filouter sa recette au vieux nécromant ?… Voyons… raisonnons !… J’ai bien observé, si loin que je fusse… Je ne m’aventure pas sottement où il fait trop chaud, moi ! j’ai vu de mes yeux cette chose incroyable : un seul obus qui a suffi pour jeter à bas une cinquantaine d’hommes dans un rayon de cent mètres au plus… Que ces chiens de Roumis soient en possession d’un explosif formidable, non employé jusqu’ici, il faudrait être une bête pour en douter, et je ne suis pas une bête… Ce sont eux qui le sont, imbéciles, et qui jamais ne se méfient !… À moi de profiter du défaut de la cuirasse pour leur dérober le secret de leur explosif et le retourner contre eux. C’est cela qui serait drôle, de les frapper avec leurs propres armes !… Une fois la chose découverte — et je la découvrirai ou j’y brûlerai mon fez — je ne perds pas de temps, je rassemble les débris de ma troupe… non ! Ces gens sont trop sots… à qui pourrais-je bien m’adresser ?… Il me faudrait de bons lurons capables de marcher droit et de manier des choses dangereuses, car, pour moi, je laisse ce soin aux autres ! je me contenterai de diriger l’action. Comment pourrais-je sans dommage personnel arriver à retourner contre eux le feu de leurs obus ?… Ah ! j’y suis !… Je vois le plan se dessiner… Les Anglais sont mes hommes… Une fois la chose en mes mains, je cours à Kimberley ou à Boulouvayo ; je m’adresse à qui de droit, j’accuse formellement les Massey d’intelligences avec l’ennemi, ils doivent pactiser avec les Boers et quand même il n’en serait rien, cela m’est profondément égal, je les accuse donc de trahison, je donne un aperçu des ressources de tout genre que renferme l’établissement, je donne le secret de l’explosif, j’obtiens les moyens d’action nécessaires et je vois enfin ces damnés Massey mordre la poussière !…

« Que dis-je ? s’écria soudain le songeur avec une véritable explosion de joie, je donne ceci, je donne cela ? Ah ça, Benoni, est-ce que le bruit de la bataille t’a tourné la cervelle ? Je donnerais, moi, comme un benêt, des choses aussi précieuses que de l’or en barre ? Non, non, pas si bête ! Je les vendrai à beaux deniers comptants ; ils sont riches ces Englisch ; il faudra qu’ils déboursent ; je leur serrerai la vis, je sais marchander, Allah soit loué ! je veux leur extorquer une somme dont ils se souviennent. Et, ma foi ! ma poudre la vaut bien… Bon, voilà que je m’emballe, que je parle déjà de ma poudre comme si je l’avais emmagasinée… Bah ! Elle est mienne ou c’est tout comme !… Ce n’est pas pour rien que Benoni a appris à parler toutes les langues, à se glisser dans un trou de souris, à avoir des yeux derrière la tête et jusqu’au bout des doigts. Bien fin qui me cache son secret quand une fois j’ai résolu de le surprendre. De la patience, du temps, et je les tiens !… »

Cela dit, le sieur Benoni se mit d’abord en devoir de se transformer. Il tira de sa poche un miroir et des ciseaux, et en quelques coups donna à sa barbe, à ses cheveux une coupe toute nouvelle, puis il étendit sur sa face un