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ANDRÉ LAURIE

restés là-bas… La nuit vient, il faut en profiter… Sans quoi, l’ennemi constatera qu’ils sont de notre tribu pour la plupart, et, tôt ou tard, il saura se venger… »

Cet avis rencontra quelque faveur. D’autant que l’ombre s’étendait sur la plaine avec la rapidité propre aux crépuscules des régions tropicales. La panique avait pris fin désormais ; la fraîcheur du soir apaisait les cerveaux troublés et « l’obscure clarté qui tombe des étoiles » ramenait le calme parmi les vaincus. Si bien que le respect de la mort, s’associant chez eux à l’intérêt et à la curiosité, décida un certain nombre à tenter l’aventure d’un retour discret au champ de bataille.

Rampant comme des couleuvres dans les hautes herbes, ils se glissaient jusqu’à la pelouse, saisissaient les morts par les pieds et les traînaient à la rivière, où le courant les emportait. En moins d’une heure, ils eurent fait place nette, sans que Le Guen, qui montait la garde sous la verandah, eût rien vu de suspect au bas de la pelouse. Il est vrai qu’il avait préposé Phanor à la surveillance de l’autre face de la maison. Sans quoi, le bon chien eût sûrement flairé et signalé ce qui se passait au bord de l’eau.

Quand les volontaires noirs rejoignirent les camarades qu’ils avaient laissés sous bois, leur conviction était définitive : point de Benoni parmi les morts ! Ils ne se firent pas faute de le proclamer, en même temps qu’ils affirmaient une chose surprenante : aucun des amis tombés sur la pelouse ne portait trace d’un coup, d’une blessure quelconque ayant pu déterminer la mort. Tous, ils étaient comme foudroyés sans plaie apparente…

La morale à tirer des faits était claire. Benoni avait trahi son monde, et les blancs de Massey-Dorp disposaient de la foudre. Il fallait donc au plus tôt mettre une distance appréciable entre soi et la terrible maison qui vomissait le tonnerre… Tous les survivants comprenaient cette leçon, et tous s’empressèrent de l’appliquer.

Comme ils se dispersaient en silence, la lune montait sur l’horizon, et l’un des Matabélés, s’il se fût attardé au lieu même qu’ils abandonnaient, eût pu voir une face blême émerger d’un amas de feuilles et de branchages habilement disposé pour masquer une excavation au flanc du talus ; poste d’observation d’où il était facile à la fois de surveiller la maison Massey, d’explorer une assez vaste étendue de contrée environnante et qui certainement n’avait pas été choisi au hasard. Cette face pâle, malsaine, mal éclairée par deux yeux louches, couronnée d’un fez et suivie d’un corps malingre, était la propriété peu enviable du sieur Benoni, qui sortait absolument indemne de l’échauffourée, ayant eu soin d’aller se tapir en lieu sûr dès la première alarme.

Cette retraite n’avait même pas été déterminée par une terreur involontaire à la vue des ravages causés par les premiers projectiles ; le terrier, soigneusement aménagé et préparé, témoignait amplement qu’en menant à l’assaut ses troupes crédules, Benoni était fermement résolu à ne rien risquer, et à ne donner de sa personne qu’à l’heure où il s’agirait de récolter le butin.

Quand Benoni se fut assuré que nul traînard ne demeurait en arrière pour le châtier, il se hissa tout entier hors de la tanière où il étouffait et, ayant soufflé un peu, se donna le luxe de jurer et de tempêter à l’aise, accablant impartialement de ses malédictions adversaires et complices.

« Lâches coquins !… maladroits imbéciles !… canailles de bois d’ébène !… meurt de faim !… va-nu-pieds !… On vous en servira, des occasions pareilles, pour les gâcher de la sorte !… Tout si bien préparé !… à l’heure du dîner !… Nous les prenions sans défense !… Il suffisait d’aborder la maison sur les côtés !… Ces misérables Massey !… Il faut qu’on les ait avertis !… Qui a pu éventer la mèche !… que je le pince jamais, celui-là !… Je lui arrache le cœur avec les ongles que voici et je le lui mange avec les dents que voilà !… » grommelait le Levantin qui possédait, entre autres talents, celui des hyperboliques invectives.

Ainsi fit-il rage pendant un quart d’heure. Puis, un léger bruit s’étant produit, — quelque