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JULES VERNE

se le figurer, et les plus sauvages peuplades de l’Australie, des Salomon, des Hébrides, de la Nouvelle-Guinée, soutiendraient difficile­ ment la comparaison avec eux. Vers le centre de la région, ce ne sont que villages de canni­ bales, et les Pères de la Mission, qui bravent la plus épouvantable des morts, ne l’ignorent pas. On serait tente de classer ces noirs au rang des animaux, fauves à face humaine, en cette Afrique équatoriale où la faiblesse est un crime, où la force est tout ! Et de fait, même à l’âge d’homme, nombre de ces indi­ gènes ne possèdent pas encore les notions premières d’un enfant de cinq à six ans. Et, ce qu’il est permis d’aflirmer, car les preuves abondent, — les missionnaires ont été trop souvent les témoins de ces affreuses scènes, — c’est que les sacrifices humains sont en usage dans ces contrées. Ou lue les esclaves sur la tombe de leurs maîtres, et la tête de ces malheureux, enfourchée dans une branche pliante, est lancée au loin dès que le couteau du féticheur l’a tranchée. Entre la dixième et la seizième année, on le répète, les enfants de la peuplade servent de nourri­ ture dans les cérémonies d’apparat, et nom­ bre de chefs ne s’alimentent que de celte jeune chair. A ces instincts de cannibales se joint chez les noirs l’instinct du pillage. Il les entraîne souvent à de grandes distances, sur h ? chemin des caravanes, qu’ils assaillent, dépouillent et détruisent. S’ils sont moins bien armés que les trafiquants et leur personnel, ils ont le nombre pour eux, et des milliers d’indigènes auront toujours raison de quelques centaines de porteurs. Les forelopers ne l’ignorent pas. Aussi leur plus grande préoccupation est-elle de ne point s’engager entre ces villages, tels que Ngombé Dara, Kalaka Taimo et autres compris dans la région de l’Aoukadépé et du Bahar-el-Abiad, où les missionnaires n’ont pas encore pénétré, mais où ils pénétreront un jour. Aucune crainte n’arrête leur dévoue­ ment, lorsqu’il s’agit d’arracher de petits êtres à la mort et de régénérer ces races sau­ vages sous l’influence de la civilisation chré­ tienne.

Jusqu’alors, depuis le commencement de l’expédition, le Portugais Lrdax avait eu la chance d’éviter toute mauvaise rencontre avec les gens du pays. Khamis s’était habilement écarté des centres dangereux de la région. Le retour promettait de s’accomplir dans des conditions parfaites de sécurité. Cette forêt contournée par l’ouest, on aurait atteint la rive droite de l’Oubanghi, et on le descendrait jusqu’à son embouchure sur la rive droite du Congo. A partir de l’Oubanghi, le pays est fréquenté par les trafiquants, parles mission­ naires. Dès lors il y aurait moins à craindre du contact des tribus nomades que l’initiative française, anglaise, portugaise, allemande, refoule peu à peu vers les lointaines contrées du Darfour. Mais, lorsque quelques journées de marche devaient suffire à atteindre le fleuve, la cara­ vane n’allait-elle pas être arrêtée sur cette route, aux prises avec un tel nombre de pillards qu’elle finirait par succomber ?... Il y avait lieu de le craindre. Dans tous les cas, elle ne périrait pas sans s’être défendue, et, à la voix du Portugais, on prit toutes mesures pour organiser la résistance. Sans perdre un instant, Lrdax, le forloper, John Cort, Max Huber furent armés, carabines à la main, revolvers à la ceinture, la cartou­ chière bien garnie. Le chariot contenait en­ core une demi-douzaine de fusils et de pistolets qui furent confiés à quelques-uns des porteurs dont on connaissait l’adresse et la fidelité. En même temps, Lrdax donna l’ordre à son personnel de prendre poste autour des grands tamarins, afin de se mieux abriter contre les flèches, dont la pointe empoisonnée occa­ sionne des blessures mortelles. On attendit. Aucun bruit ne traversait l’es­ pace. Il ne semblait pas que la horde des noirs se fût portée en avant de la forêt. Les feux se montraient incessamment, et, çà et là, jetaient de grands éclats au milieu des pana­ ches de fumée jaunâtre. « Ce sont des torches résineuses que ces in­ digènes promènent sur la lisière des arbres... — Assurément, répondit Max lluber, mais