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DE TIFLIS À ERIVAN

« En Jorganie… encore il y a un moustier de Nonnains que on appelle saint Lienart, où il y a tel merveille comme je vous conterai. Il y a un grant lac près de l’église, qui naist d’une montaigne où tout l’an ne se trouve point de poisson dedens, ne petit ne grant. Et quant vient au premier jour de karesme, si treuve l’en dedens le plus beau poisson du monde, et en grant quantité ; et dure ce poisson tout le karesme, jusques au samedi saint. Et puis n’en treuvent nul jusques à l’autre karesme. Et ainsi vait chascun an ; si que c’est un grant miracle[1]. »

Dans les villages que nous traversons, les maisons sont de

  1. Le livre de Marco Polo par Pauthier, I, ch. xxii, p. 42 et Travels of Marco Polo by Col. Yule, i, p. 50 et sq.

    Marco Polo place cette légende en Géorgie. Marsden a supposé que le lac en question pourrait être le lac de Van. Les riverains de ce lac ne pêchent en effet leur poisson que pendant deux mois au printemps, et prétendent qu’il est impossible d’en trouver pendant le reste de l’année. Mais cette supposition me semble inadmissible. En effet

    1o le lac de Van n’a jamais fait partie de la Géorgie ;

    2o le texte de Ramusio porte : « essendo la chiesa sopra un lago salso che circonda da quattro giornate di cavallo… e chiamasi il lago Geluchalat. » Or, on peut en marchant bien, faire le tour du lac de Sévanga en 4 jours, tandis qu’il en faut près de 10 pour faire celui du lac de Van. Quant à la mention de « lago salso » qui s’appliquerait au lac de Van, je n’en ferais pas cas ; en effet, elle pourrait à la rigueur s’appliquer aussi au lac de Sévanga dont la partie Est est légèrement saumâtre. Mais il me semble plutôt que Ramusio a fait ici une confusion. Exact quant à la dimension du lac en question, il lui applique le nom de lac de Geluchalat, ce qui est évidemment le nom tronqué de la mer de Gelachelan, mer de Ghilân — c’est le nom que portait la portion Sud de la mer Caspienne, baignant le pays de Ghilân — la mention de la salure ne serait qu’une conséquence de cette confusion ;

    3o Marco Polo dit : « le plus beau poisson du monde. » Or, si cette épithète peut s’appliquer aux belles truites du lac de Sévanga ; elle ne convient nullement à de vilaines ablettes, les seuls poissons du lac de Van.

    Quant au nom de saint Liénart que Pauthier laisse passer sans remarque, le col. Yule est porté à y voir une erreur de copiste ; Lienart, Leonart n’est pas un nom arménien ; mais ce pourrait être une corruption du nom de sainte Nina, si célèbre en Géorgie, ou de sainte Hélène, ce qui nous amènerait au village d’Elenovka.

    Il serait très intéressant pour décider la question, de savoir qu’elle est l’antiquité du village d’Elenovka ; mais comme au moment où j’étais sur place, j’ignorais l’existence du texte de Marco Polo, je n’ai pas songé à prendre des renseignements ; je n’ai pas demandé non plus, si, oui ou non, l’on pêchait la truite du lac pendant toute l’année. Le fait de boucaner les truites au monastère de Sévanga, en plein lac, semblerait prouver que l’on ne peut pas toujours se procurer du poisson frais.