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VICTOR JACQUEMONT.

à dissimuler de mauvais penchants. Dans notre jeunesse, nous avions été choqués de la fausse sensibilité de Rousseau et de ses imitateurs. Il s’était fait une réaction exagérée, comme c’est l’ordinaire. Nous voulions être forts, et nous nous moquions de la sensiblerie. Peut-être Victor cédait-il involontairement à cette tendance de sa génération. Je crois pourtant que ses dehors d’impassibilité tenaient moins à une mode qu’à une conviction. Il était stoïcien dans toute la force du terme, non par nature, mais par raisonnement, et, s’il ne niait pas la douleur, il croyait qu’un homme devait toujours trouver en lui la force de la supporter ; en outre, qu’il devait s’exercer sans cesse à se vaincre lui-même. Plus d’une fois j’ai assisté à des combats entre ses nerfs et sa volonté, et je crois que la victoire lui coûtait cher.

Il tenait de son père ce pouvoir de dominer ses émotions, et ce n’était pas leur seul point de ressemblance. Le dernier jour qu’il passa à Paris, je dînai avec lui, son père et son frère Porphyre. Le repas fut loin d’être gai ; mais un étranger ne se serait pas douté, je pense, que cette famille si unie allait se séparer pour longtemps d’un de ses membres. Lorsque l’heure du départ fut venue,