Page:Mérimée - Portraits historiques et littéraires (1874).djvu/197

Cette page a été validée par deux contributeurs.
189
HENRI BEYLE (STENDHAL).

sans être découverts, et nous trouvons un chien tout seul. Les Russes étaient partis dans la nuit. »

Pendant la retraite, il disait qu’il n’avait pas trop souffert de la faim ; mais il lui était absolument impossible de se rappeler comment il avait mangé ni ce qu’il avait mangé, si ce n’est un morceau de suif, qu’il avait payé vingt francs, et dont il se souvenait encore avec délices.

En sortant de Moscou il avait emporté le volume des Facéties de Voltaire, relié en maroquin rouge, qu’il avait pris dans un palais en feu. Ses camarades le blâmèrent lorsqu’il en lisait le soir quelques pages à la lueur d’un feu de bivac. On trouvait l’action légère. Dépareiller une magnifique édition ! Lui-même en éprouvait une espèce de remords, et, au bout de quelques jours, il laissa le volume sur la neige !

Il fut du petit nombre de ceux qui, au milieu de toutes les misères que notre armée eut à souffrir dans la désastreuse retraite de Moscou, conservèrent toujours leur énergie morale, le respect des autres et d’eux-mêmes. Un jour, aux environs de la Bérésina, Beyle se présenta devant son chef, M. Daru, rasé et habillé avec quelque recherche. M. Daru