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s’empressait de jeter le tout à la poêle, avec un morceau de lard rance ou des rognures de viande (on en achetait un plein sac pour deux sous).

Un autre encore… Mais je n’en finirais point. Cette bohème douloureuse et miséreuse recelait les plus extraordinaires échantillons d’humanité. J’ai rencontré aussi de nobles cœurs et des consciences inflexibles, des Don Quichotte de l’Art et des apôtres. Tous, après tant de heurts et de dégoûts, ont fini plus ou moins « bourgeoisement ». Et s’embourgeoiser, dit la morale bohème, c’est mourir.


III

Il est pourtant quelques types des plus curieux qu’il me faut signaler avant de lâcher ce sympathique et pittoresque milieu que je fouille avec la conscience d’un chiffonnier. Au hasard de la plume, les souvenirs se lèvent en foule. Telle silhouette funambulesque, évadée de ma mémoire, surgit soudain. D’autres ombres l’accompagnent. Et, dans les heures d’autrefois, on replonge avec une sorte de joie malsaine, j’allais dire une sombre et morose délectation.

Quel est celui-ci qui vient de se dresser, avec son visage ratatiné, flétri, comme d’une petite vieille, et ses yeux inquiets roulant dans ses orbites glaireuses aux bords jaunes et roses ainsi que du jambon rance ? Je le retrouve ; il s’en allait, chaque matin, traînant sa patte gauche, une épaule plus haute que l’autre,