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ou dans son cabinet de travail, l’homme varie. Il y a ensuite, au restaurant, à la brasserie, dans la rue, un autre Jaurès que ses amis seuls ont bien connu, un Jaurès bon enfant et plein de naïveté. Tous ces Jaurès associés ne font qu’un : le paysan méridional, bonhomme et avisé, travailleur obstiné, cerveau encyclopédique, âme brûlante dévorée par le génie.

Jules Renard a écrit : « Près de Jaurès, j’ai une admiration attendrie. » C’était bien cela en effet. On le sentait si haut, si lointain, et cependant, si près. Il vous dépassait de toute sa puissance intellectuelle, de toute son érudition inépuisable ; mais il savait se tenir au niveau de chacun. Il ignorait la haine. Mais il souffrait sans l’avouer. Il souffrait de n’être pas toujours compris, de voir ses efforts systématiquement dénaturés. Je l’entends encore, après tant d’années envolées, dans cette salle montmartroise où il examinait les théories du Sans-Patrie, Gustave Hervé. L’auditoire frémissait d’enthousiasme. Les applaudissements roulaient dans un bruit de tonnerre. Alors Jaurès s’interrompit et, avec un accent d’une telle sincérité que la salle sombra dans le silence angoissé, il s’écria :

— Je vous en supplie, mes amis, ne m’applaudissez plus. Essayez seulement de me comprendre.

Hélas ! il ne fut pas toujours compris, même dans son entourage, même de sa famille, au sein de laquelle il dut lutter. Mais ses adversaires, eux, le comprenaient et savaient que Jaurès, c’était le grand danger, l’homme à abattre et à déshonorer, si possible. Ils ne le lâchaient point, le représentant comme un agent de l’étranger, particulièrement de l’Allemagne. Jaurès, traître, tel est le thème que les forbans de la réaction ont développé pendant des années. Au premier rang de ces vils insulteurs il faut placer Charles Maurras. Le sophiste des Martigues