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propre fond. Ce sont des pages bien oubliées, hélas ! et qui datent de 1906 — re-hélàs ! — publiées dans les Hommes du Jour.

Jaurès est à la tribune.

Autour de lui, à droite, à gauche, devant, derrière, des milliers de têtes, des visages crispés dans l’attention, des figures chauffées par l’enthousiasme et qui s’éclairent, par instants, d’un sourire de discrète approbation, des yeux qui s’illuminent, des lèvres qui s’entr’ouvrent en accent circonflexe… C’est le repas intellectuel des bipèdes… Le geste large, le regard perdu vers on ne sait quelle invisible étoile, Jaurès, superbe, magnifique, inouï, domine la foule haletante…

Pas un murmure. Pas un chuchotement. On n’ose plus se moucher. On réprime violemment au fond de la gorge la toux opiniâtre. Six mille individus, entassés dans la puanteur des haleines confondues et mêlées à la suffocation du tabac, sont là, le cou tendu, les tempes gonflées, le front ruisselant. On entend le bruit que font les poitrines oppressées… Au-dessus de cette multitude, Jaurès, grandiloquent, sublime, olympien !…

Tout est calme. La mer humaine ondule légèrement sous la brise des paroles. Mais, soudain, voici l’aquilon. La bourrasque surgit. La tempête se déchaîne. La voix du tribun s’enfle, grossit, emplit la salle, déborde dans la rue avec un fracas de tonnerre. Un frisson secoue l’auditoire. Des mots fusent comme des éclairs. Des mots explosent comme des obus. L’ouragan infernal déracine les volontés, abat les méfiances, broie les rébellions. Et quand Jaurès a terminé, quand, sa période assénée, il s’éponge et reprend haleine, six mille per-