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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

la cité pour s’en assurer. Un jour, il rencontra un légiste, beau monsieur qu’il avait quelquefois vu dans le monde.

« Que faites-vous donc dans ce quartier lointain ? »

Monsieur de Calonne le lui expliqua.

« Ne vous donnez pas la peine de venir, je passe dans cette salle tous les jours pour me rendre au tribunal ; je vous promets d’y regarder et de vous avertir s’il survenait quelque changement. »

Monsieur de Calonne se confondit en remerciements et n’y pensa plus. Des mois se passèrent et, depuis longtemps, il n’avais plus d’inquiétude à ce sujet. Il eut une petite affaire à laquelle il employa son obligeant ami. Lorsqu’il reçut la note des frais, il trouva « item pour avoir examiné si le nom de monsieur de Calonne restait sur la liste de la légation d’Espagne, quinze schellings ; item, etc. » La somme se montait à deux cents livres sterling. Monsieur de Calonne fut furieux, mais il fallut payer ou plutôt ajouter cette somme à celle de ses autres dettes.

Je n’ai jamais mené la vie de l’émigration, mais je l’ai vue d’assez près pour en conserver des souvenirs qu’il est bien difficile de coordonner tant ils sont disparates. Il y a à louer jusqu’à l’attendrissement dans les mêmes personnes dont la légèreté, la déraison, les vilenies révoltent.

Des femmes de la plus haute volée travaillaient dix heures de la journée pour donner du pain à leurs enfants. Le soir, elles s’attifaient, se réunissaient, chantaient, dansaient, s’amusaient la moitié de la nuit, voilà le beau. Le laid, c’est qu’elles se faisaient des noirceurs, se dénigrant sur leur travail, se plaignant que l’une eût plus de débit que l’autre, en véritables ouvrières.

Le mélange d’anciennes prétentions et de récentes petitesses était dégoûtant.