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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

elle jeûne, elle implore que ce calice s’éloigne d’elle : la voix est impitoyable, il faut obéir.

La comtesse de Krüdener ne me raconta pas par quel moyen elle était arrivée dans l’intimité de l’Empereur mais elle y était parvenue. Elle avait inventé pour lui une nouvelle forme d’adulation. Il était blasé sur celles qui le représentaient comme le premier potentat de la terre, l’Agamemnon des rois, etc., aussi ne lui parla-t-elle pas de sa puissance mondaine, mais de la puissance mystique de ses prières. La pureté de son âme leur prêtait une force qu’aucun autre mortel ne pouvait atteindre, car aucun n’avait à résister à tant de séductions. En les surmontant, il se montrait l’homme le plus vertueux et conséquemment le plus puissant auprès de Dieu. C’est à l’aide de cette habile flatterie qu’elle le conduisait à sa volonté. Elle le faisait prier pour elle, pour lui, pour la Russie, pour la France. Elle le faisait jeûner, donner des aumônes, s’imposer des privations, renoncer à tous ses goûts. Elle obtenait tout de lui dans l’espoir d’accroître son crédit dans le ciel. Elle indiquait plutôt qu’elle n’exprimait, que la voix était Jésus-Christ. Elle ne l’appelait jamais que la voix et avec des torrents de larmes elle avouait que les erreurs de sa jeunesse lui interdisaient à jamais l’espoir de voir. Il est impossible de dire avec quelle onction elle peignait le sort de celle appelée à voir !

Sans doute, en lisant cette froide rédaction, on dira : c’était une folle ou bien une intrigante. Peut-être la personne qui portera ce jugement aurait-elle été sous le charme de cette brillante enthousiaste. Quant à moi, peu disposée à me passionner, je me méfiai assez de l’empire qu’elle pouvait exercer pour n’y plus retourner que de loin en loin et ses jours de réception ; elle y était moins séduisante que dans le tête-à-tête.