Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome II 1921.djvu/279

Cette page a été validée par deux contributeurs.
274
MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

nous. Au reste, la nuit s’approchait et il neigeait à gros flocons.

Lorsque je quittai le bâtiment, il était tellement penché que les matelots eux-mêmes ne pouvaient traverser le pont qu’à l’aide d’une échelle qu’on avait couchée dessus. Notre départ se conduisit avec un grand ordre et un entier silence. Une jeune femme refusa péremptoirement de se séparer de son mari. Il avait tiré un des derniers numéros, mais un officier qui devait partir par le prochain bateau fut tellement touché de ce dévouement, fait au plus petit bruit possible, qu’il exigea du mari de prendre sa place.

Je pourrais faire un volume de toutes les circonstances touchantes et ridicules qui accompagnèrent cet épisode de mes voyages, depuis le moment où le bâtiment toucha jusqu’à celui où, après une route de sept heures au milieu de la nuit, de la neige, et par des chemins impraticables, la charrette qui nous portait pêle-mêle sur la paille nous fit faire notre entrée dans Calais.

Le capitaine, débarrassé de ses passagers, manœuvra fort judicieusement. Il lui arriva enfin quelques secours de la côte et il parvint à relever son bâtiment et à l’amener à Calais, quoique très avarié. Le lendemain, il me fit faire des excuses et de grands remerciements sur l’exemple que j’avais donné et qui, assurait-il, avait tout sauvé. J’ai remarqué que les grands dangers trouvent toujours du sang froid, et les grandes affaires du secret. Les cris et les caquets sont pour les petites circonstances.

J’étais partie de Londres malade ; j’arrivai à Paris très bien portante. Je payai cher ce faux bien-être ; la réaction ne tarda pas à se faire sentir. J’eus d’abord un anthrax qui fut précurseur d’une fièvre maligne ; les médecins l’attribuèrent à avoir eu ce qui s’appelle vulgairement le sang tourné. Plus on prend sur soi dans un danger évident