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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

La noblesse acheva de se déconsidérer, et, enfin, les émigrés eux-mêmes se plaignirent avec raison, car les plus grosses sommes tombèrent entre les mains de gens que les places et les bienfaits de la Cour avaient déjà amplement dédommagés de pertes toujours présentées avec exagération.

Monsieur de Villèle ne démentit pas, dans cette circonstance, ses habitudes de finesse intrigante. Il fit assigner cent millions à une réserve, qu’il baptisa du nom de fonds commun, destinée à indemniser ceux des émigrés qui, à la fin de la liquidation, se trouveraient trop maltraités dans les catégories ordonnées par la loi. Ce fonds commun, qui devait être distribué à peu près arbitrairement, devint l’étoile polaire de tous les émigrés, de tous les députés, surtout de tous les courtisans, et le leurre par lequel monsieur de Villèle tenait tout ce monde enchaîné à sa fortune.

Dieu seul sait à combien de milliards s’élevèrent les châteaux en Espagne, bâtis sur les espérances de ces cent millions que monsieur de Villèle disait, à d’autres, avoir arraché à la rapacité des prétendants, avec l’intention de les employer à des objets d’utilité générale et spécialement aux routes restées, depuis l’invasion, dans un pitoyable état de dégradation.

La crainte de perdre une partie notable de leur revenu avait engagé presque tous les rentiers à mettre leurs fonds entre les mains de spéculateurs, pendant que le peu de confiance dans la solidité des gouvernements faisait répugner aux entreprises éloignées. Ces deux dispositions, qui se contredisaient entre elles, donnèrent un prix extravagant aux terrains dans Paris. Partout on commença des bâtisses ; la plupart ne purent s’achever. Les acquéreurs se trouvèrent ruinés, et beaucoup de petits rentiers, dans la crainte de perdre un cinquième