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croûte de la mie, puis on met toutes les soupes (tranches de pain) dans la marmite, car de vaisselle il n’y en a pas ; mais quand il s’agit de les retirer on voit du grabuge. Aussi font-ils souvent un arrangement : pour qu’il n’y ait pas de tricherie, chacun lie sa soupe d’un fil et tient le fil dans sa main jusqu’à ce qu’elle soit bien trempée ; tant que le fil est intact, il est tranquille ; mais si le fil vient à se rompre ou à se dénouer et que la soupe s’en détache, c’est une mauvaise affaire, car chacun dit qu’elle est à lui. Alors on entend démembrer Dieu, jurer le ventre, la langue, la gorge : si ces jurements faisaient mal à Dieu, il ne durerait pas longtemps. Il y a là de belles querelles et souvent plus d’un coup donné ; mais pour mettre un terme à la discussion ils font un autre arrangement : ils décident que celui-là a le droit pour lui qui tient le fil dans sa main et qui jure qu’il en avait lié la soupe qui s’est détachée; le discord se termine ainsi quand il a prouvé qu’elle était à lui, mais elle est bien souvent regardée et convoitée.

Quand ils mettent le pot au feu, ils placent prés du pot un cuisinier; s’il quittait son poste, ce ne serait pas un jeu pour lui : il risquerait gros ; il lui faut être bien attentif et tenir sa cuiller en main pour arrêter le bouillon, car si le bouillon débordait, la viande qui est dans le pot pourrait bien être entraînée dehors et un chat ou une souris l’emporter. Pour la trouver dans le pot, ils commencent par vider toute l’eau, et une fois qu’elle est bien enlevée, ils regardent, ils épient, chacun, dans une prière secrète, demandant à Dieu que le morceau se retrouve. Quand ils le trouvent, il y a dans tout le pays plus grande joie qu’on n’en fait outre-mer du feu nouveau [1]. On apporte le couteau, et on découpe la viande en morceaux, petits si vous voulez, mais encore bien aussi grands que des jetons à jouer. S’il y a un morceau en sus, on fait venir les dés, et que celui l’ait à qui Dieu donnera le plus de points !

Les Français tiennent leurs nappes propres, et ils n’y ont pas de peine, car c’est pitié de voir ce qu’ils mangent. Quant au relief, il n’y en a pas, et les pauvres n’ont rien à en retirer. Les chiens aussi se plaignent, car ils n’ont même pas les os : ou le Français les a mangés tout entiers, ou il les a rongés de si près que quand il les lâche, le chien n’a pas lieu d’être content. C’est de là, et non d’autre chose, que vient qu’ils ont les dents si blanches : c’est l’habitude de ronger les os qui leur nettoie et blanchit les dents.

Retenons au moins ce dernier trait comme un éloge involontaire accordé à nos aïeux, et ne voyons dans le reste qu’une caricature. Elle n’était pas faite assurément pour plaire aux Français, et le poète donne de sages conseils à qui voudrait leur lire ses vers :

  1. Il s’agit du feu qui, chaque samedi saint, était (et est encore) censé s’allumer de lui-même à Jérusalem dans l’église du Saint-Sépulcre.