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disposait d’un vocabulaire à la fois abondant et choisi. Pour se mesurer avec le génie de Lucrèce, il ne fallait pas moins qu’un poète de cet ordre et de cette valeur. Un versificateur, même habile, eût été impuissant, à plus forte raison un de ces imitateurs de Delille. plus nombreux encore que l’on ne peut se l’imaginer.

Ajoutons qu’André Lefèvre comprend et connaît à fond la doctrine de Lucrèce, qu’il en admet l’esprit et en adopte les tendances, et qu’il remplit ainsi la condition principale d’une bonne traduction, qui est de se passionner pour l’auteur avec lequel on est aux prises. « Malheur à la connaissance, nous dit Bossuet, qui ne se tourne pas à aimer ! »

On peut d’abord avancer que cet ouvrage laisse à une incalculable distance tous les essais de traduction de Lucrèce, complets ou fragmentaires, qui ont été successivement tentés. Le travail de Pongerville, estimable pour le temps, d’une hardiesse méritoire en 1817, n’est pas dénué de quelque talent de versification : le style y est plus ferme et plus coloré que chez les rimeurs de l’époque précédente : mais la langue resté trop terne, et le rythme trop maigre et trop sec pour rendre un poète ancien plein de termes qui font image, de mots « drus et spacieux, » comme dit quelque part Sainte-Beuve à propos de Rotrou. Il faut un idiome ample et souple pour interpréter les poètes anciens. La langue du dix-huitième siècle est trop pauvre pour une semblable lutte : seule, la langue de notre siècle, enrichie de ces tours et de ces mots du seizième et du dix-septième siècle, qu’ont été reprendre comme des biens oubliés les grands artistes de la poésie contemporaine, offre assez de ductilité pour reproduire la forme d’un poème grec ou latin.

Aussi, l’on peut déjà dénombrer les traductions en vers prises avec succès au répertoire de l’antiquité. J’énoncerais sans hésitation : le Junéval de Jules Lacroix, le Térence du marquis de Belloy, le Cyclope d’Euripide imité par Joseph Autran, le Virgile de Barthélémy, et surtout le Lucrèce d’André Lefèvre qui nous paraît occuper le sommet de cette ascension vers les modèles antiques.

Ces prémisses posées, nous laisserons la parole au poète traducteur pour faire apprécier, par quelques citations, le bonheur de son entreprise. Le public auquel nous nous adressons est assez familiarisé avec le texte de Lucrèce pour qu’il lui soit facile de saisir, à première vue, ce qu’il y a de profondément « lucrétien, » dans le style et le tour d’André Lefèvre, pour reconnaître de prime abord ce caractère distinctif d’ampleur et de solidité, dont Lucrèce avait été dé-