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sauf quelques néologismes probablement nécessaires, est correcte, parfois énergique et d’une souplesse étonnante. On en jugera par la page où il s’agit des origines de la société, un des passages du poëme où Lucrèce a tempéré l’amertune ordinaire de sa verve et permis de deviner l’homme de cœur sous le misanthrope.

Il nous reste à justifier cette qualification d’événement littéraire que tout à l’heure, et non sans dessein, nous avons employée en parlant du travail de M. André Lefèvre. Une bonne traduction produisait jadis une sensation considérable dans le monde des lettres. Elle créait à l’habile, à l’heureux interprète d’un ancien plus ou moins illustre, une situation à part, lui assurait un rang, lui ouvrait la porte des salons aristocratiques et de l’Académie. Nous sommes portés aujourd’hui à taxer cette faveur d’exagération, et nous avons tort. Les traductions sérieusement faites apportent à la langue un élément précieux. Elles la retrempent aux sources, la rappellent à la précision, à la justesse, à la sévérité. Le beau grec, le beau latin ne se traduit pas en mauvais français. Il faut faire un effort pour le rendre fidèlement, dignement, et tout effort en littérature, quand il n’est pas inspiré par la vanité ou la bizarrerie, élève le niveau, correspond à un progrès.

Loin de nous la pensée d’établir un parallèle intempestif entre les interprétations, si remarquables soient-elles, et les œuvres originales. L’auteur de la Lyre intime, de la Flûte de Pan, de l’Épopée terrestre, aurait lui-même à se plaindre et réclamerait contre nous. L’originalité a toujours le dernier mot comme elle a eu le premier. Nous aurions mauvaise grâce à contester ses titres, mais nous serions absolument injuste en méconnaissant les services rendus par des traductions aussi approfondies, aussi magistrales de ton et d’allure que celle de la Nature des Choses. Les dix ans que M. André Lefèvre a consacrés à cette tâche n’ont certes point été perdus, et les lettrés, même spiritualistes, lui seront sincèrement reconnaissants d’avoir conduit jusqu’au bout sa noble entreprise.

Jules Levallois.