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s’était placé d’intuition, de sorte que l’intérêt du poème en est tout rajeuni, on avouera qu’aucune époque de notre histoire littéraire n’a été plus propice que la nôtre à une traduction du De rerum natura.

Tout était donc préparé mais rien n’était fait, car nous ne sommes pas de ceux qui pensent que le milieu crée l’artiste ; nous croyons seulement qu’il lui offre le modèle, l’argile et l’ébauchoir. Si l’obstacle à une bonne traduction de Lucrèce en vers n’existait plus dans les conditions du milieu, il restait entier dans la difficulté de trouver réunies dans un même homme toutes les qualités requises pour y réussir. Il fallait qu’en cet homme la force de caractère fût égale à celle du talent, car traduire en vers sept milliers de vers avec l’exactitude et la sobriété désormais exigibles, c’est livrer sept milliers de combats. Il fallait, bien entendu, qu’il fût poète, et qu’il le fût dans la pleine acception du mot, c’est-à-dire artiste sensible aux beautés les plus diverses, à la sombre nudité du vrai comme à la splendeur du soleil : et en outre ouvrier consommé, rompu aux plus intimes artifices de la versification, car pour traduire en rimes riches et régulièrement accouplées, le problème à résoudre presque sans cesse consiste à forcer un mot sur deux à signifier malgré lui ce qu’on veut qu’il exprime en le domptant et l’apprivoisant par un habile entourage. Il fallait enfin que le poète fût pénétré de l’esprit critique et historique de notre temps, pour apporter à l’interprétation du texte une entière impartialité, un zèle soutenu, même dans les passages ingrats où les erreurs, trop manifestes, sont rebutantes. Mais il fallait aussi qu’il pût s’éprendre passionnément de son modèle, et que pour cela il y trouvât la glorification de sa propre philosophie. Hé bien ! tant de conditions diverses, quelqu’un s’est rencontré pour y satisfaire.

Tous les précédents ouvrages d’André Lefèvre attestent une préparation instinctive ou résolue à son héroïque entreprise. Sa traduction du De rerum natura nous montre toutes ses aptitudes en exercice, et résume ses travaux. C’est un appareil exact de pierres parfaitement jointes, dont aucune ne branle. Tantôt, dans la masse, il taille des bas-reliefs purs, tantôt, à la surface, il étend des fresques d’une couleur intense, partout d’une main sûre d’elle-même. Nous ne songeons pas à citer ici les passages célèbres que chacun a dans la mémoire et qu’il trouvera rendus avec une approximation d’effet surprenante. Notre poète, qui sait bien que dans un vers, latin ou français, l’effet est une résultante de tous les détails, mais doit primer chacun d’eux, s’applique à déterminer dans le texte où est l’importance,