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LIVRE QUATRIÈME

Qui pour l’inattentif ne soient ce qu’ils seraient
Si l’espace et le temps de leur nuit les couvraient.
Quoi d’étonnant si l’âme au passage n’arrête
Que ce qui répond bien à son ardeur secrète ?
Souvent elle se leurre et nous trompe en créant
Des monstres ; d’un nain même elle fait un géant ;
Le caprice imprévu des images complexes
Intervertit les traits, les âges et les sexes ;
La femme entre nos bras devient homme et s’enfuit ;
840Tout change et se confond, s’engendre et se détruit.
Cherches-tu la raison de ces métamorphoses ?
Le sommeil et l’oubli t’en diraient seuls les causes.

Avant tout, garde-toi, sans relâche, à tout prix,
Du cercle vicieux où tombent tant d’esprits !
On dit : « L’œil est créé transparent pour qu’il voie ;
Le fémur sous la hanche et sur la jambe ploie
Pour que le pied, support d’un flexible pilier,
Assure au pas mobile un écart régulier ;
Les bras des deux côtés ne pendent à l’épaule
Que pour mouvoir les mains, qui d’avance ont leur rôle :
Ce sont des serviteurs donnés à nos besoins. »
Conjectures sans base, et qui, sur tous les points,
Renversent l’ordre vrai des effets et des causes.
Bien loin de les créer, le besoin naît des choses.
Le membre n’est pas fait pour servir ; on s’en sert.
Nul n’a pu voir avant que l’œil ne fut ouvert ;
Nul ne parlait avant que la langue fut née ;
La langue, bien plutôt, est de beaucoup l’aînée
Du langage ; l’oreille était faite longtemps