Page:Lucrèce - De la nature des choses (trad. Lefèvre).djvu/228

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
160
DE LA NATURE DES CHOSES

Dans l’air peuplé de sons volent les voix sans nombre.
Le simulacre, lui, marche toujours tout droit
Et tel qu’il est lancé. C’est pourquoi nul ne voit
En arrière ; et l’oreille en tout sens peut entendre.
Encor souvent la voix s’émousse-t-elle à fendre
Les obstacles : ses traits brouillés, irrésolus,
N’apportent que le bruit des mots qu’on n’entend plus.

La langue et le palais, où le suc se distille,
Livrent moins le secret de leur œuvre subtile.
La saveur tout d’abord se dégage, au moment
640Où la bouche l’exprime en mâchant l’aliment,
Comme une eau qui jaillit d’une éponge tordue.
Bientôt, dans tous les plis du palais répandue,
Sur la langue elle gagne un dédale de trous.
Les atomes du suc sont-ils coulants et doux ?
Ils baignent mollement de leur douceur fluide
La langue réjouie en sa demeure humide.
Sont-ils âpres ? Le goût, qu’ils mordent en passant,
Mesure leur rudesse aux douleurs qu’il ressent.
Tout au fond du palais siège la jouissance.
Plus bas, quand l’œsophage, engouffrant la substance,
La distribue aux chairs où le sang la dissout,
Le plaisir disparaît : qu’importe alors le goût,
Pourvu que l’aliment, cuit et digéré, laisse
L’estomac imbibé d’une humide souplesse ?

Pourquoi les animaux ont-ils leurs mets divers ?
Chaque espèce a les siens ; et l’une trouve amers
Ceux qui semblent à l’autre une volupté pure.