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DE LA NATURE DES CHOSES

Autre exemple. Le lait et le miel onctueux
Laissent dans notre bouche un goût délicieux.
Bois-tu l’absinthe amère ou l’âcre centaurée ?
Ta lèvre se tordra, de leur fiel pénétrée.
Rien de plus naturel. Ce qui flatte nos sens
Est fait de corps polis, sphériques et glissants ;
Mais les rudes boissons, les sucs au goût sauvage
Sont d’atomes crochus le tenace assemblage.
Nos sens doivent pâtir de leur contact amer,
420Qui déchire en passant les fibres de la chair.

Bref, toute impression, bonne ou mauvaise, implique
Un désaccord certain dans la forme atomique.
Quand l’aigre scie éclate en rauques sifflements,
Irons-nous la former d’aussi doux éléments
Que la corde où s’éveille et tendrement soupire
L’air par d’agiles doigts figuré sur la lyre ?
Quoi ! les parfums d’encens par l’autel exhalés,
Quoi ! les jeunes safrans sur la scène effeuillés,
Et le cadavre noir que le bûcher calcine,
Des mêmes éléments frapperaient ta narine ?
Compare au doux régal des riantes couleurs
L’éclat dont la piqûre arrache aux yeux des pleurs,
Les teintes d’aspect faux ou sombre ; ces contraires
Par la forme et le fond peuvent-ils être frères !
Non ! Tout contact heureux vient d’atomes glissants,
Et, sans quelque rondeur, rien ne flatte les sens ;
Toute impression dure est dure dans ses causes
Et veut quelque rudesse en la trame des choses.