Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/89

Cette page a été validée par deux contributeurs.

cheval, et détourne le regard vers les ondes rapides : ce cheval immobile, tu le vois emporté de travers par une force qui le pousse vivement contre la pente de l’eau ; et, de quelque côté que tu jettes les yeux, tout partage cet élan, et semble flotter de la sorte.

Vois ce portique qui allonge ses flancs symétriques, et repose debout sur une file de colonnes égales. Si, du faîte, tu examines toute cette longueur, (4, 430) elle se réduit en un cône dont le sommet diminue peu à peu : le toit gagne la base, les côtés se joignent, et aboutissent à la mince et imperceptible arête du cône.

Sur mer, un nocher croit apercevoir dans les ondes et le berceau et la couche du soleil, qui vient y ensevelir sa lumière. Oui, parce que la vue ne rencontre que les flots et le ciel. Tu ne peux donc imputer aux sens aucune faiblesse.

Dans le port, les hommes sans expérience de la mer ne voient que des navires aux agrès boiteux heurter et fendre les ondes. Car la partie des rames qui dépasse le sel humide des flots (4, 440) est droite, droite comme le haut du gouvernail ; mais toute celle qui entre, qui plonge dans le fluide, courbée, tordue, semble rejaillir horizontalement, et, ainsi détournée, flotte presque sur la cime des vagues.

La nuit, alors que de légers nuages traversent le ciel, emportés par le vent, les fanaux étincelants du monde paraissent aller contre les nues que domine leur essor, et contre la voie que toute raison leur impose.

Si nos doigts, appliqués à un seul œil, le pressent en dessous, ils affectent le sens, au point que la vue (4, 450) semble doubler tout ce que nous apercevons. Elle double nos lustres couronnés de flammes resplendissantes ; elle double les meubles féconds de nos appartements : elle double le visage des hommes au double corps.

Enfin, quoique le doux abattement du sommeil enchaîne nos membres, ensevelisse nos corps dans un calme profond, il nous semble pourtant que ces membres veillent et remuent. Aveuglés par la nuit obscure, nous croyons voir le soleil et la lumière du jour. Enfermées dans un étroit espace, nous gagnons des cieux, des mers, des fleuves, des monts nouveaux, (4, 460) et nos pas dévorent les campagnes. Mille retentissements peuplent cet austère silence qui enveloppe la nuit, et mille réponses jaillissent de nos lèvres muettes.

Une foule de choses étranges nous apparaissent encore, qui cherchent à entamer le crédit de nos sens. Vains efforts ! la plupart des illusions tiennent aux conjectures que nos intelligences y ajoutent, et qui établissent comme vu ce que ne voient pas les sens. Car on a bien du mal à dégager un fait palpable des incertitudes que le concours rapide du jugement y mêle.

(4, 470) Enfin, un homme qui nous croit incapables de rien savoir ignore lui-même si on peut con-