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fléaux, ainsi que la mort, attaquent surtout la chair, et un esprit ne les endure tous que par son contact avec elle. Pourtant, je le veux bien, il leur est avantageux de construire leur asile ; mais le peuvent-elles ? Je ne vois pas comment. Ainsi donc elles ne fabriquent point un corps et des membres. Ont-elles, au moins, la ressource de pénétrer dans un corps tout fait ? Non ; car elles ne peuvent y adhérer par une chaîne si fine que les impressions se partagent et se gagnent.

(3, 741) Enfin, pourquoi les emportements fougueux sont-ils perpétués avec la race cruelle du lion, et avec le renard la ruse ? Pourquoi la fuite, la peur et le tressaillement sont-ils le patrimoine du cerf ? Pourquoi toutes les espèces de ce genre se dessinent-elles, sitôt que la vie commence, par la forme comme par les habitudes, sinon parce que les âmes ont aussi leur germe, leur race, leur essence déterminée qui partage les accroissements de la chair ? Si elles étaient impérissables, si elles changeaient de corps, quel désordre dans les mœurs des êtres ! (3, 750) Souvent un chien d’Hyrcanie fuirait la rencontre du cerf au bois terrible ; le vautour fendrait les airs d’une aile tremblante, à l’arrivée de la colombe ; et la raison, quittant les hommes, passerait aux espèces sauvages, aux bêtes.

Car un faux raisonnement abuse ceux qui veulent que les âmes, immortelles quoique changeantes, se plient à la nature des corps. Tout changement amène la dissolution, et par suite la mort qui accompagne le bouleversement, désordre des parties. Les âmes seront donc exposées à se rompre dans les membres, et le corps les enveloppera tout entières dans sa ruine.

(3, 760) Si on prétend que celles des hommes se fixent toujours dans le corps humain, encore faut-il me dire pourquoi de sages elles deviennent folles, pourquoi l’enfant est sans prudence, et le poulain d’une cavale inhabile aux généreux efforts du coursier robuste : sinon, parce que les âmes ont leur germe, leur race, leur essence déterminée, qui partage les accroissements du corps. Ou bien, dans un jeune corps, se font elles jeunes et tendres ? Voilà ton seul refuge ; mais alors il faut reconnaître la mortalité des âmes : car, pour essuyer une telle révolution dans les membres, elles dépouillent leur existence, leur sensibilité première.

(3, 770) Comment leur essence pourra-t-elle, se fortifiant avec le corps, avec lui atteindre la douce fleur de l’âge, si elles ne sont pas ses compagnes de naissance ? Pourquoi aussi aspirent-elles à quitter nos membres vieillis ? Ont-elles peur de se voir emprisonnées dans une chair corrompue, ou que leur demeure, fatiguée par les ans, ne les écrase dans sa chute ? Mais un immortel ne court aucun danger.

Ainsi, dès que Vénus joint les bêtes, et que les bêtes enfantent, les âmes sont à leur poste. O le plaisant spectacle ! Ces immortelles briguent un corps qui meurt, (3, 780) et un innombrable nombre se hâtent, se disputent à qui aura le pas sur les autres ; à moins que, par une sage convention, la première qui accourt au vol ne se glisse la première ; ce qui empêche toute bataille.