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voir [360], sont comme des portes ouvertes par où nos âmes regardent, cela est difficile, puisque ce sont eux, au contraire, dont la sensibilité pousse les âmes, et les attire, les entraîne vers les images qui la frappent. Souvent même tu ne peux fixer un corps éclatant, et sa lumière trouble la lumière de tes yeux : or, des portes se troublent-elles, et le mal entre-t-il dans nos fenêtres ouvertes ? En outre, si les yeux servent de portes, il faut que leur perte, débarrassant les âmes, augmente la vue ; car elle nous ôte des barrières.

(3, 371) Ne va pas non plus alléguer ici les saintes opinions du grand Démocrite, quand il affirme que les éléments des âmes et des corps, attachés un par un, sont entremêlés tour à tour, et enchaînent ainsi la masse. Car si le germe des esprits est plus fin que la substance des entrailles, du corps, il est moins abondant, il est pauvre, disséminé dans les organes ; et voici tout ce dont tu peux répondre : plus sont déliés les atomes qui se précipitent en nous, (3, 380) et dont le choc excite les tressaillements de la vie, plus les germes de nos âmes demeurent écartés. Sent-on le contact de la poussière sur les membres, ou cette farine qui assiège la peau et y est incrustée ? Sent-on la rosée des nuits, le fil si mince des araignées qui nous enlacent au passage, leur dépouille flétrie tombée sur nos têtes, la plume des oiseaux, et la fleur ailée du chardon, si légère que la chute devient un effort pour elle ? Sent-on glisser un insecte qui rampe ? (3, 390) Sent-on les faibles empreintes que laisse chaque pas du moucheron, ou de tout être semblable ? Presque jamais : tant il faut remuer de nos atomes avant que la sensibilité et le trouble ne se communiquent aux âmes qui sont éparses dans tous les organes du corps, et avant que leurs germes, dont les coups se perdent à de si larges intervalles, ne s’amassent, ne se choquent et ne rejaillissent ensemble.

Pour empêcher la vie de rompre ses barrières, les esprits ont plus de force que les âmes : ce sont les rois de la vie. Sans eux, sans les intelligences, le corps ne peut garder (3, 400) un seul instant un seul atome des âmes, leurs compagnes dociles, qui les suivent et retournent dans les airs, abandonnant les membres au froid de la mort. Il demeure, vivant, au contraire, tant que son intelligence, son esprit lui reste. Eût-on coupé, déchiré, mutilé tout ce qui les enveloppe : ce tronc humain eût-il perdu de son âme, fût-il dépouillé de ses membres, il vit, il respire le souffle vivifiant des cieux ; et, pourvu que son âme ne lui soit pas arrachée tout entière, la moindre parcelle retient et enchaîne la vie. De même, quand on ravage le tour des yeux sans attaquer la prunelle, (3, 410) la vue garde son activité, son énergie. Pourtant, si tu endommages tout le globe lumineux, si tu mets à nu et que tu isoles la prunelle même, leur perte n’en sera pas moins inévitable. Surtout que le fer ne ronge pas ce milieu de l’œil, qui est si peu de chose ; car la lumière disparaît tout à coup, et la nuit se lève, le reste des orbites fût-il éclatant et sain. Voilà quel accord unit sans cesse les esprits et les âmes.