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des dieux pesait sur la vieillesse de ce prince. Exilé, privé de la vue, il était en outre tourmenté par les Harpyes, filles de Typhon et ministres des vengeances de Jupiter, qui lui ravissaient ses aliments jusqu’à sa bouche. (4, 430) Ce supplice extraordinaire était le châtiment de quelque indiscrétion ; le seul espoir du vieillard était dans les enfants de Borée, désignés par le Destin comme ses libérateurs.

Phinée, pressentant l’arrivée des Argonautes et sa prochaine délivrance, marche, courbé sur un bâton, au rivage le plus près, cherche le vaisseau, lève ses yeux éteints, et d’une voix défaillante : « Salut, dit-il, héros attendus depuis si longtemps, et que l’ardeur de mes vœux m’a fait reconnaître. Je sais et de quels dieux vous êtes nés et sur quel ordre vous avez entrepris ce voyage. Je calculai que vous seriez bientôt ici, (4, 440) quand je considérai le temps que vous passâtes à Lemnos et à combattre l’infortuné Cyzique. J’ai su encore votre dernier exploit sur les rivages de la Bébrycie, plus voisine de mes États ; et d’avance j’en ai senti mes maux s’adoucir. Je ne vous dirai pas maintenant que Phinée eut pour père l’illustre Agénor, qu’Apollon me dévoile l’avenir : puissiez-vous seulement compatir à ma fortune présente ! Je ne me peindrai pas errant de contrée en contrée, pleurant la perte de mes foyers et de la douce lumière du jour ; je me suis accoutumé à ces maux, et il est trop tard (4, 450) pour en gémir encore. Mais les Harpyes sont toujours là pour épier mes repas ; nulle retraite ne peut m’en mettre à l’abri. Pareilles à un noir tourbillon, elles fondent sur moi toutes ensemble, et de loin je reconnais Céléno, au battement de ses ailes. Elles renversent, enlèvent mes aliments, troublent, souillent ma boisson, et exhalent une odeur infecte. Affamé comme elles, je les combats à outrance ; et ce qu’elles ont pollué et rejeté, ce qui échappe à leurs griffes dégoûtantes, a servi jusqu’ici à prolonger mes jours. La mort n’y peut mettre un terme, et cette affreuse nourriture éternise ma misère. (4, 460) Sauvez-moi donc, je vous en conjure ; vous seuls, si j’en crois les oracles des dieux, finirez mon supplice. Parmi vous sont les fils de Borée, qui doivent chasser ces monstres et qui ne me sont point étrangers. J’étais roi jadis dans la fertile Thrace, et Cléopâtre, mon épouse, fut leur sœur. »

Au nom de Cléopâtre, Calaïs et Zétès s’élancent ; et Zétès prenant la parole : « Que vois je ? dit-il au vieillard ; seriez-vous l’illustre Phinée, naguère roi de Thrace, le favori d’Apollon et l’ami de notre père ? Ô splendeur de la royauté et de la naissance, où êtes-vous maintenant ? Comme (4, 470) le malheur a creusé son front et hâté sa vieillesse ! Mais c’est assez de prières ; nos bras vous sont acquis, si le ciel n’est plus irrité, ou s’il est seulement plus pitoyable. »

Phinée levant alors ses mains vers le ciel : « Colère du maître des dieux, dit-il, toi qui me poursuis injustement, avant tout, je t’en supplie, suspends tes rigueurs et épargne enfin ma vieillesse. Oui, mes vœux seront exaucés : car, sans l’agrément des dieux, jeunes guerriers,