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sombre climat, pour guides des chariots errants ! ou bien que ne vîmes-nous la ruine et l’incendie de notre patrie, le saccagement de nos temples ! Car tous les autres maux de la guerre, (2, 180) ne les souffrons-nous pas ? Moi, moi, destinée par cet infidèle à subir un second esclavage ! moi, fuir Lemnos, délaisser mes enfants ! Armons-nous plutôt, armons-nous de la flamme et du glaive. Pendant qu’ils reposent, qu’ils dorment aux bras de leurs nouvelles épouses, l’amour ne nous soufflera-t-il pas quelque hardi dessein ? » Et, roulant des yeux enflammés, elle arrache avec violence ses enfants de son sein.

Tout à coup elles reprennent courage ; le cri sacré de la déesse a retenti dans leurs cœurs maternels ; elles portent toutes leurs regards vers la mer, forment des chœurs, ornent les temples de feuillages, et vont, avec une joie simulée, au-devant de leurs époux. (2, 190) On s’avance ensuite vers la ville ; on se met à table sous les vastes portiques. Chaque femme, couvant sa haine, s’assied avec empressement à côté de son époux. Telle, au fond du noir Tartare, Tisiphone, couchée près de Thésée et de Phlégyas qui s’en étonne, goûte (supplice sans égal !) les mets et le vin servis devant eux, et les enveloppe de ses affreux serpents.

Vénus alors, secouant une torche dont les tourbillons fumeux épaississent encore les ténèbres, se prépare au combat, et s’élance, la robe retroussée, dans Lemnos. Le sol tremble sous ses pas ; derrière elle, les nuées étincellent d’éclairs ; Jupiter même tonne en son honneur. (2, 200) Elle assourdit les oreilles craintives de clameurs sauvages et inconnues qui épouvantent l’Athos, les flots, les vastes marais de la Thrace, qui vont glacer d'effroi, jusque dans leur lit, la mère et son nourrisson pendu à sa mamelle contractée. La Peur, la Discorde insensée quittant les sales habitations des Gètes, la Colère aux joues pâles, aux cheveux en désordre, la Fourberie, la Rage, et, plus grande que toutes les autres, la Mort étendant ses bras ensanglantés, accourent au premier cri, au premier signal de l’amante de Mars.

Bientôt, par un artifice plus affreux encore, (2, 210) elle fait entendre les gémissements et les plaintes des mourants, pénètre dans les maisons, secoue, en guise de trophées, des têtes palpitantes, et, la robe sanglante, la chevelure hérissée : « Me voici ! s’écrie-t-elle ; j’ai vengé la première les droits de l’hymen : mais le temps presse. » Elle triomphe enfin ; elle les précipite contre leurs époux ; elle trouve des épées pour celles qui balancent.

Comment, à la vue de tant de forfaits, de tant de victimes diversement immolées, poursuivre mon récit ? Dans quelles horreurs ma muse est-elle engagée ! quelle suite de crimes se déroule devant moi ! Oh ! qui glacera ma langue trop fidèle ? qui délivrera mon esprit de ces lugubres images ? (2, 220) Les portes sont envahies : une partie des femmes surprend ceux de ces infortunés autrefois si chers qui se sont endormis après le repas ; l’autre, la torche en main, s’apprête à attaquer ceux qui veillent, et qui observent ce qui se passe, sans oser ni fuir ni se défendre ; tant la crainte les comprime, tant l’implacable Vénus a grandi la taille et grossi la voix de leurs épouses ! L’effroi