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la rive, et j’allais prendre terre, (6, 359) si, tout chargé de mes vêtements humides et saisissant avec mes ongles la pointe aiguë d’un rocher, je n’eusse été soudainement attaqué par des peuples féroces, qui dans leur ignorance crurent se jeter sur une riche dépouille. Maintenant je suis le jouet des flots, et les vents me roulent sur le rivage. Mais vous, par cette douce lumière des cieux, par cet air que vous respirez, par Anchise votre père, par Ascagne qui grandit en espérances, je vous en conjure, arrachez-moi à ces maux cruels : jetez, vous le pouvez, un peu de terre sur mon corps, et redemandez-le au port de Véline : ou plutôt, s’il se peut, si la déesse votre mère veut vous guider, (car, je n’en doute pas, c’est par une insigne faveur des dieux que vous allez traverser de grands fleuves et le marais du Styx) (6, 370) tendez-moi une main secourable, et portez-moi avec vous au delà de ces ondes, afin que mon ombre au moins repose dans les demeures tranquilles de la mort. » — « D’où te vient, ô Palmure, interrompit la Sibylle, un désir si insensé ? Quoi ! tu voudrais, sans être inhumé, franchir les eaux du Styx et le redoutable fleuve des Euménides, et aborder à l’autre rive contre l’ordre des destins ? Jamais, cesse de l’espérer, ta prière ne fera fléchir la volonté des dieux. Mais écoute et retiens mes paroles ; elles te consoleront dans ta misère. Les peuples qui voient ton corps battre leurs rivages, frappés des prodiges célestes qui éclateront au loin dans leurs villes, consacreront tes os, (6, 380) t’élèveront un tombeau et sacrifieront à tes mânes ; et le lieu de ta sépulture gardera éternellement le nom de Palinure. » Ces paroles soulagèrent sa douleur et dissipèrent un peu la tristesse de son cœur ; il se réjouit de penser qu’une terre portera son nom.

Énée et la Sibylle poursuivent leur route et s’avancent vers le fleuve. À peine des bords du Styx le nocher les a-t-il aperçus de loin, cheminant à travers le bois silencieux et portant leurs pas vers la rive, qu’élevant le premier sa voix, il gourmande ainsi le héros : « Qui que tu sois qui t’avances armé jusqu’aux rives de notre fleuve, dis pourquoi tu viens, et arrête ici tes pas. (6, 390) C’est ici le séjour des ombres, l’empire du Sommeil et de la Nuit. Il m’est défendu de recevoir des vivants dans la barque stygienne. Je n’ai pas eu à me réjouir d’avoir autrefois reçu Alcide, Thésée, Pirithoüs, tout enfants des dieux et tout invincibles qu’ils étaient. Le premier osa bien de sa main enchaîner le gardien du Tartare, et l’arracher tremblant du trône même de Pluton. Les deux autres entreprirent d’enlever de sa couche nuptiale l’épouse du dieu des morts. » — La prêtresse d’Amphryse lui répondit ce peu de mots : « Cesse de t’émouvoir ; nous n’avons pas de ces desseins perfides, (6, 400) et ces armes n’ont rien de menaçant : que l’effroyable gardien des morts, couché dans son antre, épouvante les pâles ombres de ses aboiements éternels ; et que Proserpine partage, à jamais chaste et fidèle, le lit de son oncle. Le Troyen Énée, d’une piété et d’une valeur insignes, descend dans les profonds abîmes de l’Érèbe, pour y voir son