Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/305

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ges qu’y soulèvent la colère et l’amour. Un moment enfin elle se recueille, et roule ces pensées dans son cœur : « Que faire, hélas ? Irai-je encore rechercher mes premiers prétendants et leurs railleries ? Irai-je en suppliante mendier l’hymen de ces rois Numides, dont j’ai tant de fois dédaigné les poursuites ? Suivrai-je donc les flottes d’Ilion, et recevrai-je, comme la dernière des esclaves, les ordres des Troyens ? En effet, j’ai tant à m’applaudir d’avoir soulagé leur infortune ; et il leur reste de mes anciens bienfaits un si profond souvenir ! (4, 540) Mais quand je le voudrais, le souffriraient-ils ? me recevraient-ils, moi qui leur suis odieuse, dans leurs vaisseaux superbes ? Ah ! tu ne connais donc pas, malheureuse, tu ne sens donc pas encore les perfidies de la race parjure de Laomédon ? Quoi ! seule et fugitive je suivrais ces matelots triomphants ! j’entraînerais avec moi mes Tyriens et toute la foule de mes peuples ; et ceux qu’avec tant de peine j’ai arrachés de Sidon, j’irais encore les jeter sur les mers, et livrer aux vents ma voile aventureuse ! Non ; meurs, comme tu l’as mérité, et que le fer te délivre de ta misère. C’est toi, ma sœur, qui, vaincue par mes larmes, et caressant mes fureurs, m’as accablée de tous ces maux, et livrée à ce cruel ennemi. (4, 550) Que n’ai-je pu, ignorant l’hymen, vivre dans ma première et farouche innocence, et ne jamais connaître les tourments que j’endure ! Ah ! je n’ai pas gardé la foi promise à la cendre de Sichée ! » Telles étaient les plaintes qui s’échappaient de son cœur, brisé par la douleur.

Énée, toujours ferme dans sa résolution fatale, avait tout préparé pour son départ, et goûtait les douceurs du sommeil sur la poupe de son vaisseau. Tout à coup il croit revoir en songe le même dieu qui s’est déjà montré à lui : c’est Mercure ; ce sont ses traits, son air, sa voix, ses blonds cheveux ; il a les mêmes grâces divines de la jeunesse. Énée l’entend qui le presse de nouveau par ces paroles : (4, 560) « Eh quoi ! fils d’une déesse, tu dors en cet instant suprême ; tu dors, et tu ne vois pas les périls qui tout à l’heure t’environneront ! Insensé, tu n’entends pas souffler les zéphyrs qui t’appellent ? Didon, résolue à mourir, médite dans son cœur quelque ruse et quelque horrible forfait, et les plus furieux transports l’agitent. Tu ne précipites pas ta fuite, quand tu le peux encore ? Bientôt tu verras cent vaisseaux armés fondre en tumulte sur la mer ; tu verras briller sur les flots les torches de l’incendie, et tout le rivage bouillonner dans les flammes, si l’Aurore te retrouve encore sur la plage africaine. Va, pars ; crains tout de l’humeur mobile et changeante (4, 570) d’une femme. » À ces mots, il s’enfonce dans l’ombre de la nuit, et disparaît.

Enée, épouvanté de cette vision soudaine, s’arrache au sommeil, et du geste et de la voix enflamme ses compagnons : « À l’œuvre, matelots, et qu’on se précipite ! rameurs, à vos bancs, et déployons nos voiles. Un dieu pour la seconde fois descend du haut des airs, et me presse de fuir, et de couper les câbles. Qui que tu sois, grand dieu, nous te suivons, et, joyeux, nous obéissons encore à tes ordres. Sois-nous propice et doux, et fais luire pour nous dans le ciel des astres favorables. » Il dit, et, tirant du fourreau sa