Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/302

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bras de ses femmes, qui la portent sur sa couche superbe, et l’y laissent épuisée et mourante.

Énée, une dernière fois, voudrait calmer par de douces paroles les douleurs de la reine, et la détacher de ce violent amour qui l’ébranle encore lui-même, et qui lui fait pousser de secrets gémissements : mais il persiste à exécuter les ordres des dieux, et il va revoir sa flotte. Alors les Troyens, rivalisant d’ardeur, retirent du rivage les hauts navires ; déjà les carènes enduites de poix sont à flot. Ils tirent des forêts des rames encore couvertes de feuillage, des mâts (4, 400) qu’à peine ils ont ébauchés dans l’ardeur de la fuite. On ne voit que Troyens désertant la ville, et se précipitant en foule hors des remparts. Ainsi les fourmis s’empressent, quand, prévoyant l’hiver, elles ravagent un grand amas de blé, et en portent les débris dans leurs magasins : le noir bataillon va à travers champs, et, chargé de son butin, s’avance sous les herbes par un étroit sentier : les unes poussent avec effort d’énormes grains de froment ; les autres, ralliant les plus lentes, châtient leur paresse ; tout le sentier s’agite et s’échauffe. Et toi qui voyais ces apprêts, infortunée Didon, quelles étaient tes pensées, (4, 409) quels tes gémissements, quand du haut de tes tours tu regardais tout ce rivage en tumulte, et devant toi l’immense mer ? quand tu entendais ces mille cris se confondant au loin sur la plage ? Cruel amour, à quoi ne pousses-tu pas le cœur des mortels ? Voilà cette superbe reine forcée de nouveau à recourir aux larmes, à essayer encore des prières, à abaisser son âme suppliante sous la loi de l’amour ; et cela pour ne pas mourir avant d’avoir tout tenté vainement.

« Anna, dit-elle à sa sœur, tu vois comme on s’agite partout, sur le rivage : de tous côtés accourent les Troyens ; déjà la voile appelle les vents, et les matelots joyeux ont couronné les poupes des navires. Si j’avais pu m’attendre à ce coup terrible, (4, 420) j’aurais eu, ma sœur, la force de le supporter. Pourtant je veux de toi un seul et dernier effort ; fais-le, Anna, pour ta malheureuse sœur. Le perfide avait pour toi seule un tendre respect ; et même il te confiait ses plus secrètes pensées ; toi seule tu savais les doux chemins de son cœur, les moments propices pour aller à lui. Va, ma sœur, va trouver en suppliante cet ennemi superbe. Je n’ai point à Aulis conjuré avec les Grecs l’extermination des Troyens ; je n’ai point envoyé mes flottes contre Pergame ; je n’ai point arraché au tombeau les restes d’Anchise, ni dispersé sa cendre. Pourquoi ferme-t-il ses oreilles inhumaines à mes paroles ? Pourquoi se précipiter ainsi ? Qu’il accorde au moins cette grâce dernière à sa malheureuse amante : (4, 430) qu’il attende que la fuite lui soit plus facile, les vents plus favorables. Je ne réclame plus l’ancienne foi de notre hyménée, qu’il a trahie ; je ne veux le priver ni de son beau Latium, ni de son glorieux empire. Je demande un vain délai, un peu de repos, quelque relâche à mon amour, le temps de me laisser vaincre et m’accoutumer à ma triste fortune. J’attends, chère Anna, de ta pitié cette grâce dernière ; si tu me l’accordes, ma mort seule mettra le comble à ma reconnaissance. »

Telles étaient ses prières et ses plaintes : en vain sa sœur désolée les porte et les reporte au prince troyen : les pleurs ne le touchent plus,