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velle patrie ; je n’ai plus que celle-là que j’aime. Si votre Carthage, si la nouvelle cité libyenne vous charment et vous consolent de Tyr, pourquoi envieriez-vous aux Troyens de s’aller fixer dans les champs de l’Ausonie ? (4, 350) Exilés comme vous, il nous est permis de chercher un empire sur la terre étrangère. L’image lugubre de mon père Anchise, dès que la nuit enveloppe la terre de ses humides ombres, dès que se lèvent dans les cieux les astres enflammés, m’avertit en songe, et me remplit d’épouvante : et je pense à mon fils Ascagne, à cette tête si chère que j’irais frustrer cruellement de l’empire de l’Hespérie et des champs que les destins lui assurent. Aujourd’hui même, (j’en atteste et mon père et cet enfant) le messager des dieux, Mercure, envoyé par Jupiter, est venu du haut des airs m’apporter ses ordres divins. Oui, j’ai vu le dieu lui-même dans son éblouissante lumière, je l’ai vu entrer dans ces murs, et sa voix tonne encore à mon oreille. (4, 360) Cessez donc, ô reine, d’irriter vos douleurs et les miennes par ces plaintes furieuses : je suis en Italie les destins qui m’y entraînent. »

Didon en l’écoutant détournait la tête d’horreur : enfin, roulant çà et là des yeux égarés, elle le mesure tout entier de ses regards silencieux, et dans sa rage éclate ainsi : « Perfide, non, tu n’as pas eu pour mère une déesse ; non, tu n’es pas du sang de Dardanus : l’affreux Caucase t’a enfanté dans ses plus durs rochers, et les tigresses de l’Hyrcanie t’ont donné leurs mamelles à sucer. Car qu’ai-je à dissimuler ? quelle plus grande injure ai-je à attendre de toi ? Le barbare a-t-il gémi de mes douleurs ? a-t-il seulement tourné vers moi les yeux ? (4, 370) a-t-il pleuré, vaincu par mes larmes ? a-t-il eu pitié de son amante ? Qu’ai je de pire à souffrir ? Non, non, la puissante fille de Saturne et Jupiter lui-même ne voient pas d’un œil tranquille tant de perfidie. Il n’y a donc plus de bonne foi ! L’ingrat ! rejeté par les flots sur mon rivage, naufragé et misérable, je l’ai recueilli ; j’ai voulu, insensée, qu’il eût une part de mon empire ; sa flotte et ses compagnons étaient perdus ; je les ai tirés du naufrage et de la mort. Ah ! toutes les Furies m’enflamment et me transportent ! Le voilà qui me parle d’Apollon, des oracles lyciens, du messager des dieux, envoyé par Jupiter lui-même, et qui lui porte à travers les airs des ordres redoutables : comme si les dieux s’abaissaient à de pareils soins, comme si nos misères les troublaient dans leur repos ! (4, 380) Va, je ne te retiens plus, je ne daigne pas te confondre. Pars, et que les vents te portent dans ton Italie ; cherche ton empire à travers les ondes. Et moi j’espère, si les dieux justes ont quelque pouvoir, que, brisé contre les rochers, tu épuiseras tous les supplices, et que tu invoqueras souvent le nom d’Élise. Absente, je te poursuivrai de mes torches funèbres ; et lorsque la froide mort aura séparé mon âme de mon corps, ombre importune je serai en tout lieu devant toi. Méchant, c’est toi-même qui me vengeras ; et jusque chez les sombres mânes mes oreilles seront réjouies par le bruit de tes malheurs. »

À ces mots qu’elle interrompt tout à coup, et comme si elle fuyait la lumière importune, elle s’échappe et se dérobe aux yeux d’Énée, (4, 390) qu’elle laisse tremblant, interdit, et voulant, mais en vain, lui répondre : elle tombe entre les