Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/300

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transports insensés, et, la colère l’enflammant, elle s’emporte à travers la ville. Telle la jeune bacchante s’émeut en préludant aux fêtes du dieu qui l’appelle ; les saintes orgies l’enivrent ; elle n’entend plus que les clameurs nocturnes du Cithéron. Enfin la reine va au-devant d’Énée, et lui parle ainsi :

« Perfide, as-tu bien cru pouvoir me cacher un si grand crime, et t’évader en secret de mon royaume ? Ni mon amour, ni la foi que tu m’avais donnée, ni la triste Didon qui n’a plus qu’à mourir, ne peuvent t’arrêter. Cruel ! et c’est par un ciel d’hiver que ta flotte appareille, (4, 310) et qu’en dépit des aquilons déchaînés tu te hâtes de voguer vers la haute mer ! Ah ! quand tu n’irais pas chercher dans de lointains climats une patrie inconnue, quand même l’antique Troie subsisterait encore, irais-tu chercher Troie à travers les mers orageuses ? Est-ce moi que tu fuis ? Par ces larmes que je répands, par cette main qui est la tienne, puisque je n’ai plus que cela, malheureuse ! de tout ce que j’avais, par nos amours, par notre hymen commencé, si j’ai bien mérité de toi en quelque chose, si quelque douceur t’est revenue de moi, aie pitié de ma maison qui tombe, si tu ne demeures ! et je t’en conjure, si tu es encore accessible à mes prières, renonce à ce projet affreux. (4, 320) Pour toi je me suis rendue odieuse aux nations de la Libye, aux rois Nomades, et même à mes Tyriens ; pour toi j’ai perdu ma pudeur ; j’ai perdu le seul bien qui m’égalait aux dieux, ma renommée. À qui vas-tu m’abandonner mourante, cher hôte, puisque c’est le seul nom qui me reste de toi, de toi que j’appelais mon époux ? Que faire ? Attendrai-je que mon frère Pygmalion vienne renverser ces murs, ou qu’il plaise au Gétule Iarbas de m’emmener captive ? Encore si avant ta fuite tu me laissais quelque doux gage de notre amour, s’il m’était né quelque enfant que je visse grandir à ma cour, et qui me rappelât seulement les traits de son père, (4, 330) je ne me trouverais pas tout à fait captive et abandonnée. »

Elle dit. Énée, qu’enchaînent les ordres de Jupiter, tient ses regards immobiles, et s’efforce d’étouffer la douleur qui le surmonte. Enfin il répond en peu de mots : « Grande reine, tous les bienfaits que vous me rappelez, je les reconnais, et jamais ne les renierai ; non, jamais je n’aurai de peine à me souvenir de la noble Élise, tant que je vivrai pour me souvenir, tant que mon esprit animera ces membres. N’imaginez pas que j’aie voulu fuir en cachette de vos États, et me dérober à vous : jamais non plus je n’ai fait briller à vos yeux les torches sacrées de l’hymen ; jamais je n’ai engagé dans notre union ma parole d’époux. (4, 340) Si les destins m’eussent permis de disposer de mes jours, et d’ordonner à mon gré des intérêts qui m’agitaient, j’aurais d’abord gardé les chers débris de Troie et les doux restes des miens ; les hauts palais de Priam seraient encore debout, et j’aurais vu mon Ilion, relevé par mes mains, renaître pour les vaincus. Mais aujourd’hui Apollon et les oracles de Lycie m’ordonnent d’aller prendre terre dans la grande Italie : là est ma nou-