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bles, invoque les grands dieux, et ordonne qu’on leur sacrifie : "Grands dieux, s’écrie-t-il, écartez de nos têtes ces menaces sinistres, détournez un tel malheur, et dans votre clémence sauvez des hommes pieux !" Alors il ordonne de couper les câbles qui retiennent les vaisseaux à la rive, et de lâcher tous les cordages détendus. Les vents enflent nos voiles ; nous fuyons sur l’onde écumante, là où nous appellent et le pilote et les souffles favorables. (3, 270) Déjà apparaissent au-dessus des flots Zacynthe et ses grands bois, Dulichium, Saraos, et Néritos avec ses hauts rochers. Nous fuyons bien loin des écueils d’Ithaque, du royaume de Laërte, et nous exécrons la terre qui a nourri le cruel Ulysse. Bientôt se montrent à nos regards les sommets nuageux de Leucate, et le promontoire d’Apollon, si redouté des matelots. Nous y abordons pourtant, las de naviguer, et nous entrons dans l’humble cité du dieu. On jette l’ancre, nos vaisseaux se rangent immobiles le long du rivage.

« Enfin, contre toute espérance, nous prenons terre sur ces bords. Nous sacrifions à Jupiter, nous chargeons de vœux ses autels, (3, 280) et nous célébrons nos jeux troyens sur le rivage d’Actium. Nos jeunes gens exercent à la lutte, comme aux jours de la patrie troyenne, leurs membres ruisselants d’huile : on se réjouit d’avoir échappé à tant de villes grecques, et de s’être frayé une route au milieu de tant d’ennemis. Cependant le soleil achevait de parcourir le vaste cercle de l’année ; le glacial hiver et les aquilons commençaient à irriter les mers. Un bouclier d’airain, que portait autrefois le grand Abas, est attaché par mes mains aux portes du temple, et je grave au-dessous ces mots : Énée a enlevé ces armes aux Grecs victorieux. En même temps j’ordonne à nos rameurs de quitter le port, et de se ranger sur leurs bancs. (3, 290) Tous battent la mer à l’envi et balayent sa surface azurée. Bientôt les hautes tours des Phéaciens disparaissent dans les nuages ; déjà nous côtoyons les rivages de l’Épire, nous relâchons dans le port de Chaonie, et nous montons vers la haute ville de Buthrote.

« Là d’incroyables bruits viennent étonner nos oreilles : on nous dit qu’Hélénus, fils de Priam, régnait sur des villes grecques ; qu’il avait épousé la veuve de Pyrrhus dont il tenait le sceptre, et qu’un dernier hymen avait mis la triste Andromaque dans les bras d’un Troyen. J’en demeurai dans la stupeur, et mon âme se sentit enflammée de l’ardent désir de voir et d’entretenir Hélénus, et d’apprendre de lui d’aussi grands événements. (3, 300) Laissant donc mes vaisseaux à l’ancre sur le rivage, je m’avance dans les terres. Ce jour-là même Andromaque, hors des murs de la ville, dans un bois sacré et près des rives d’un faux Simoïs, faisait de solennelles libations à la cendre d’Hector, offrant à son premier époux les mets et les tristes dons des morts : elle évoquait ses mânes près d’un tombeau vide formé de vert gazon, et leur avait consacré deux autels, causes de ses intarissables larmes. Dès qu’elle m’aperçut venant à elle, et qu’elle vit reluire autour de moi des armes troyennes, éperdue et glacée d’épouvante comme à la vue d’un soudain prodige, elle tomba ; la vie abandonna ses membres. Enfin, ayant recouvré ses esprits, elle me parla ainsi : (3, 310) "Est-ce bien vous que je vois, fils de Vénus ? Est-ce bien vous qui venez à moi ?