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arriver aux narines ? L’œil ne saisit ni le froid ni le chaud ; on n’a pas coutume d’apercevoir les sons : et pourtant il faut bien que toutes ces choses soient des corps, car elles frappent les sens, et il n’est rien, excepté les corps, qui puisse toucher ou être touché.

Les vêtements exposés sur les bords où la mer se brise, deviennent humides, et sèchent ensuite quand ils sont étendus au soleil ; mais on ne voit pas comment l’humidité les pénètre, ni comment elle s’en va, dissipée par la chaleur ; (1, 310) l’humidité se divise donc en parties si petites, qu’elles échappent à la vue.

Bien plus, à mesure que les soleils se succèdent, le dessous de l’anneau s’amincit sous le doigt qui le porte ; les gouttes de pluie qui tombent creusent la pierre ; les sillons émoussent insensiblement le fer recourbé de la charrue ; nous voyons aussi le pavé des chemins usé sous les pas de la foule [316] ; les statues, placées aux portes de la ville, nous montrent que leur main droite diminue sous les baisers des passants ; (1, 320) et nous apercevons bien que tous ces corps ont éprouvé des pertes, mais la nature jalouse nous dérobe la vue des parties qui se détachent à chaque moment.

Enfin les yeux les plus perçants ne viendraient pas à bout de voir ce que le temps et la nature, qui font croître lentement les êtres, leur ajoutent peu à peu, ni ce que la vieillesse ôte à leur substance amaigrie. Les pertes continuelles des rochers qui pendent sur la mer, et que dévore le sel rongeur, échappent aussi à ta vue. C’est donc à l’aide de corps imperceptibles que la nature opère.

(1, 330) Mais il ne faut pas croire que tout se tienne, et que tout soit matière dans l’espace. Il y a du vide, Memmius ; et c’est une vérité qu’il te sera souvent utile de connaître, car elle t’empêchera de flotter dans le doute, d’être toujours en quête de la nature des choses, et de n’avoir pas foi dans mes paroles. Il existe donc un espace sans matière, qui échappe au toucher, et qu’on nomme le vide. Si le vide n’existait pas, le mouvement serait impossible ; car, comme le propre des corps est de résister, ils se feraient continuellement obstacle, de sorte que nul ne pourrait avancer, (1, 340) puisque nul autre ne commencerait par lui céder la place. Cependant, sur la terre et dans l’onde, et dans les hauteurs du ciel, on voit mille corps se mouvoir de mille façons et par mille causes diverses ; au lieu que, sans le vide, non-seulement ils seraient privés du mouvement qui les agite, mais ils n’auraient pas même pu être créés, parce que la matière, formant une masse compacte, eût demeuré dans un repos stérile.

D’ailleurs, parmi les corps même qui passent pour être solides, on trouve des substances poreuses. La rosée limpide des eaux pénètre les rochers et les grottes, (1, 350) qui laissent échapper des larmes abondantes ; les aliments se distribuent dans tout le corps des animaux ; les arbres croissent, et laissent échapper des fruits à certaines