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de là des forces secrètes et comme une nourriture succulente ; soit que le feu l’épure en la consumant, et que les vapeurs mauvaises s’en exhalent ; soit que la flamme élargisse ou multiplie (1, 90) les chemins cachés par où la sève passe, et s’insinue dans les verts tuyaux des blés ; soit qu’elle affermisse le sol, et qu’elle en resserre tellement les pores trop ouverts, que ni les pluies perçantes, ni les traits embrasés de Phébus, ni le souffle pénétrant de Borée, n’y arrivent pas pour y tuer la vie.

Celui-là fait beaucoup pour ses champs qui en brise les mottes inertes avec le râteau, et qui y promène la herse aux piquants raboteux : touchée de ses travaux, la blonde Cérès le regarde, et lui sourit du haut des cieux. Elle aime aussi celui qui sait rompre, en les croisant, les glèbes que le soc a soulevées dans la plaine, qui fatigue la terre sans relâche, et qui la dompte en maître.

(1, 100) Priez les dieux, ô laboureurs, qu’ils vous envoient des solstices d’été pluvieux et des hivers sereins : un hiver sec et poudreux réjouit les champs, les blés : c’est alors que la Mysie s’enorgueillit de ses belles cultures, et que le Gargare s’admire dans ses moissons.

Que dirai-je de ceux qui, suivant pas à pas le sillon où ils jettent les semences, les recouvrent à l’instant sous la glèbe écrasée ? Bientôt ils y amènent les eaux d’un fleuve, et mille courants détournés. Quand le soleil embrase les campagnes, que l’herbe sèche et meurt, tout à coup des hauteurs sourcilleuses du coteau l’eau descend, amenée dans la plaine : je l’entends qui murmure en tombant (1, 110) sur les cailloux ; les champs sont rafraîchis, et l’herbe s’est ranimée. Dirai-je comment, pour empêcher que les frêles chalumeaux ne succombent sous le poids des épis, on fait brouter par les troupeaux l’herbe encore tendre et les moissons trop tôt luxuriantes, alors que les blés égalent déjà les sillons en hauteur ? comment on fait écouler des terrains inondés les eaux qui s’y amassent ; surtout dans ces mois pluvieux où les fleuves débordent tout à coup, et vont couvrir au loin la plaine d’un noir limon ? De tièdes vapeurs s’exhalent incessamment de ces bas-fonds impurs.

Et pourtant il arrive qu’en dépit de ces efforts de l’homme, en dépit du labeur des animaux qui l’aident à remuer la terre, les champs ne sont pas encore à l’abri des outrages. Tout leur nuit et les gâte, l’oie sauvage, (1, 120) la grue du Strymon, ennemis ailés ; les herbes amères et leurs racines tortueuses, et même le trop d’ombre des bois. C’est que Jupiter lui-même n’a pas voulu qu’il fût aisé de cultiver la terre ; lui-même il a fait du labour un art pénible, y excitant les mortels par l’aiguillon du besoin, et ne permettant pas que son empire s’engourdît dans la paresse. Avant Jupiter, aucun laboureur n’avait encore dompté les champs ; il n’était pas permis d’en marquer les limites, d’en régler le partage ; tout était commun : et la terre, sans y être sollicitée, n’en prodiguait que plus librement ses biens. Jupiter empoisonna la dent des vipères livides, (1, 130) mit dans le loup l’instinct de la rapine, souleva les mers, secoua le miel qui dégouttait des arbres, retira le feu aux mortels, et fit partout tarir les ruisseaux de vins coulant dans les vallées. Il voulait