Page:Lucien Fabre - Rabevel ou le mal des ardents Tome I (1923, NRF).djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
131
LA JEUNESSE DE RABEVEL

langue un peu lente, dans son demi-sommeil, s’attardait à jouir d’elle-même sous la caresse douce de la lèvre frôlée ; il lui semblait vaguement que le plaisir de son amour était de la sorte aussi rare, subtil et pur, transposé dans le monde spirituel. Dans tous les ordres de son existence, l’amour apparaissait, transfigurant ; il aveuglait les obstacles, il parait la vie qu’il proposait de l’éclat favorable et sa vague limpide, avec une feinte mollesse, draînait tous les consentements. Qu’il avait besoin de la voir ! Quelle soif irrésistible, quel désir de subir la tyrannie de sa forme mortelle. Les lignes et les contours, le mouvement, la substance, l’apparence, tout cet être rassemblé par ses sens et qu’on nommait Angèle, si étranger qu’il lui fût, si fictif, si idéalisé, si fermé, si réellement autre et clos dans son propre univers, faisait sourdre une nappe obscure qui les joignait ; il la sentait venir à lui, cette Angèle, portée et déposée comme une naufragée, épave minuscule de l’universelle indifférence, petite chose toute sienne faite d’une matière particulière, expressément composée en vue d’une incorporation totale à lui-même.

Un singulier mélange se faisait dans sa conscience où l’émotion et la pensée prenaient figure goûtée des sens. La prédestination d’Angèle à son amour, il la sentait, il en goûtait la sapidité ; sa propre incarnation était réellement lumineuse et réjouissait ses yeux ; le bonheur sans forme visible était comme une fée enchantée jouant dans ses paumes comblées. De ses puissances tout entières, l’une