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propre des gens de bien de se faire connaître par les bienfaits dont ils comblent leurs amis, de ne point formuler d’accusations injustes, de ne pas attirer la haine sur les autres, et de mériter ainsi l’estime de tous.

[8]8. Il suit de là que le délateur est un homme injuste, ennemi des lois, impie, dangereux pour ceux qui le fréquentent. Il est aisé de s’en convaincre. Comment, en effet, ne pas convenir que le caractère de la justice est une parfaite égalité en toute chose et l’absence de tout excès, tandis que l’inégalité et l’empiétement sont le propre de l’injustice ? Comment alors celui qui emploie contre les absents l’arme clandestine de la délation ne serait-il pas comme un empiéteur, lui qui accapare à son profit l’auditeur, dont il s’approprie les oreilles, pour les boucher, les rendre inaccessibles à d’autres discours et les emplir d’avance de ses calomnies ? Une pareille conduite est le comble de l’injustice, au témoignage des plus grands législateurs, Solon et Dracon, qui ont ordonné que les juges s’engageassent par serment à écouter les deux parties avec la même impartialité, à accorder une égale bienveillance à tous ceux qui sont soumis à leur jugement, jusqu’à ce que le discours de l’un, mis en parallèle avec celui de l’autre, parût ou plus faible, ou meilleur. Ils ont donc regardé comme une impiété, comme une injustice révoltante, de prononcer entre les parties, avant d’avoir comparé la défense à l’accusation. Et ne dirions-nous pas que ce serait faire un outrage aux dieux, si nous permettions à l’accusateur de dire librement tout ce qu’il lui plaît, tandis que nous fermerions nos oreilles à la défense de l’accusé, en lui imposant silence et en votant sous l’influence du premier discours ? Ainsi les délations, on doit en convenir, violent la justice, la loi, et le serment qui enchaîne les juges. Mais si ce n’est pas assez de l’autorité des législateurs, quand ils ordonnent de juger suivant la justice et sans partialité, je vais y joindre celle d’un excellent poëte. Il nous dicte à ce sujet une belle maxime, ou plutôt il porte cette loi[1] :

Ne prononce d’arrêt qu’après les deux discours.

Ce poëte savait sans doute que, de toutes les injustices qui se commettent parmi les hommes, il n’en est point de plus criante, de plus contraire à l’équité, que de condamner sans jugement

  1. Le scoliaste attribue ce vers à Phocylide : on le trouve dans les Guêpes d’Aristophane, v. 919. Voy. la traduction de M. Artaud, p. 188 de la 2e édition.