Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome II, 1866.djvu/284

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corrompt à force d'argent le prêtre qui la gardait, l'engage à substituer une autre lyre tout à fait semblable, et à lui livrer celle d'Orphée. Il la prend, mais, craignant qu'il ne fût pas sûr pour lui d'en faire usage dans la ville durant le jour, il se rend la nuit, dans un des faubourgs, emportant la lyre cachée sous ses vêtements. Arrivé là, il saisit l'instrument entre ses mains, et se met à frapper et à tourmenter les cordes, jeune ignorant, inhabile en musique, qui se flattait que la lyre allait rendre sous ses doigts des sons divins, faits pour entraîner et séduire tous les êtres, et qu'il serait, lui, le plus heureux des hommes, en devenant l'héritier des talents musicaux d'Orphée ! Mais voilà des chiens qui arrivent au bruit, il y en avait une foule, et qui le mettent en pièces ; seule conformité de son sort avec celui d'Orphée ; et la lyre maniée par lui ne sut attirer que des chiens. Cet événement prouva d'une manière positive que ce n'était pas l'instrument qui charmait les auditeurs, mais l'art et le talent du chanteur, qu'Orphée avait reçus de sa mère dans un degré suprême ; sa lyre n'avait, par elle-même, rien qui la mît au-dessus des autres instruments.

[13] Mais pourquoi te parler d'Orphée et de Néanthe, lorsque de nos jours, il s'est trouvé un homme (il vit encore, je crois) qui acheta trois mille drachmes la lampe d'argile du stoïcien Épictète ? Il espérait, sans doute, qu'en lisant la nuit à la lueur de cette lampe, la sagesse d'Épictète lui viendrait tout de suite en dormant, et qu'il ressemblerait à cet admirable vieillard !

[14] Tout dernièrement un autre fou acheta un talent le bâton que portait Protée le cynique, et qu'il jeta pour s'élancer dans le feu ; il conserve ce précieux gage et le fait voir comme les Tégéates montrent les dépouilles du sanglier de Calydon, les Thébains les ossements de Géryon, et les habitants de Memphis les cheveux frisés d'Isis. Le maître de cette merveilleuse relique te surpasse encore en ignorance et en sottise. Vois à quel triste état tu es réduit : il te faudrait vraiment quelques coups de bâton sur la tête.

[15] On dit que Denys le Tyran composait des tragédies si froides et si ridicules, qu'elles firent souvent descendre Philoxène aux carrières, parce que ce poète ne pouvait s'empêcher d'en rire. Denys, informé qu'on se moquait de lui, acheta le stylet avec lequel Eschyle avait coutume d'écrire, persuadé qu'il lui inspirerait un enthousiasme poétique. Mais il écrivit des choses