Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome II, 1866.djvu/279

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avec tant de soin, à quoi te servirait, homme étonnant, de les avoir en ta possession ? Tu ne saurais juger de leur beauté, et tu ne peux en faire plus d'usage qu'un aveugle ne jouit des charmes visibles de ses amours. Les yeux tout grands ouverts, j'en conviens, tu regardes tes livres, et, par Jupiter, tu t'en assouvis la vue, tu en lis même des morceaux au pas de course, l'œil devançant les lèvres. Mais cela ne suffit pas, si d'ailleurs tu ne sais pas ce qui constitue les beautés et les défauts d'un ouvrage, quel est le sens de tous les mots, leur construction, si l'auteur s'est astreint aux règles prescrites, quels sont les termes de bon ou de mauvais aloi, les tournures falsifiées.

[3] Eh quoi ! te figures-tu donc que tu nous sais cela sans l'avoir appris ? D'où te viendrait cette connaissance ? A moins qu'à l'exemple de certain berger, tu n'aies reçu une branche de laurier de la main des Muses. Mais tu n'as jamais entendu parler, je pense, de l'Hélicon, où ces divinités font, dit-on, leur séjour ; jamais, dans ta jeunesse, tu n'as fait d'études comme les nôtres. Il ne t'est même pas permis de songer aux Muses. En effet, elles n'hésitèrent point à se montrer à un berger rude, velu, dont le corps était fortement coloré par le soleil ; mais un homme comme toi (par la déesse du Liban, permets-moi, pour le moment, de ne pas être plus explicite), je suis bien sûr qu'elles n'auraient jamais consenti à venir à ta rencontre. Au lieu de te faire présent d'un rameau de laurier, elles t'auraient fouetté avec du myrte ou des feuilles de mauve : elles t'auraient chassé de leur domaine, de peur que tu ne vinsses souiller les eaux de, l'Olméus et de l'Hippocrène, où se désaltèrent les troupeaux et les bergers dont la bouche est pure. Non, quelles que soient ta hardiesse et ton impudence, tu n'oserais jamais dire que tu aies reçu la moindre instruction. Quand donc as-tu songé à entretenir avec les livres le plus léger commerce ? quel est ton maître ? quels sont tes condisciples ?

[4] Et cependant tu espères aujourd'hui que tout cela va pousser de soi-même, si tu possèdes une bibliothèque bien fournie ! Eh bien ! rassemble chez toi tous les ouvrages de Démosthène, qu'il a écrits de sa propre main, tous ceux de Thucydide, que le même Démosthène a copiés jusqu'à huit fois de sa belle écriture ; achète, si tu veux, tous les livres que Sylla a fait transporter