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et de décrire ce qu’on ne saurait voir. J’aurai besoin d’appeler à mon secours pour exécuter ce portrait, non plus des peintres et des statuaires, mais des philosophes, qui m’aident à le tracer d’après les règles qu’ils ont eux-mêmes établies et d’après les formes antiques.

[13]13. Cependant mettons-nous à l’œuvre. Et d’abord, elle est éloquente et persuasive ; et ces mots : « Une parole plus douce que le miel coulait de sa langue, » ont été dits par Homère plutôt pour elle que pour le vieillard de Pylos[1]. Le son de sa voix, d’une parfaite douceur, n’est ni grave, ce qui ne convient qu’aux hommes, ni tout à fait grêle, ce qui deviendrait efféminé et sentant la mollesse ; mais il approche plutôt de celui d’un garçon voisin de la puberté : c’est un organe agréable, flatteur, qui pénètre avec suavité dans l’oreille, si bien que quand elle a cessé de parler, la musique de ses mots semble y établir son séjour, en y formant un murmure semblable aux soupirs prolongés de l’écho, et en laissant dans l’âme une impression douce comme le miel, et que la persuasion accompagne. Vient-elle à chanter, surtout aux accords de la cithare, alors, mon cher, alors les alcyons, les cigales et les cygnes n’ont plus qu’à garder le silence : ils ignorent la musique auprès d’elle. La fille même de Pandion[2] paraîtrait ignorante et sans talent, quand elle déploierait la riche variété de ses accents.

[14]14. Orphée et Amphion, qui se sont emparés de l’âme de leurs auditeurs au point d’attirer les êtres inanimés par leurs accords, auraient à leur tour, je crois, déposé leurs cithares aux pieds de cette belle, s’ils l’avaient entendue, et debout, en silence, auraient prêté l’oreille à ses accents. Conserver, en effet, une harmonie parfaite, ne jamais manquer la mesure, mais régler exactement son chant d’après le levé et le frappé ; s’accompagner de la cithare, accorder en même temps le luth et la voix, observer un doigté juste, se plier à toutes les inflexions de la mélodie : cet art fut-il jamais connu du chantre de Thrace et du berger du Cithéron, qui jouait de la lyre en conduisant son troupeau[3] ? Si jamais, Lycinus, tu entends chanter cette femme, au lieu d’éprouver seulement le sort de ceux qui voyaient les Gorgones et d’être pétrifié, tu sauras encore quel était le pouvoir des Sirènes. Tu te sentiras ravir, et je ne sais quel charme te fera oublier la patrie et tes foyers. Vainement tu te fermeras les oreilles avec de la cire, son chant pénétrera au travers de cet

  1. Iliade, I, v. 249.
  2. Philomèle.
  3. Cf. Horace, Art poétique, v. 391 et suivants.