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PROMÉTHÉE OU LE CAUCASE.

sujet des viandes. En vérité, j’en atteste le ciel, et je rougis de le dire, c’est grande honte à Jupiter d’avoir l’esprit si étroit et si jaloux que, pour avoir trouvé un petit os dans sa portion, il envoie clouer ainsi un dieu ancien, sans se rappeler l’aide que je lui ai donnée, sans réfléchir au motif de sa colère, se fâchant comme un enfant, et entrant en courroux parce qu’il n’a pas eu la plus grosse part.

[8] Ces ruses de table, il ne faut pas, je crois, Mercure, les garder dans son souvenir ; et, si quelqu’un a commis une faute légère dans un banquet, on doit la considérer comme une vétille, et, en sortant du repas, y laisser sa colère : mais mettre sa haine en réserve pour le lendemain, nourrir sa rancune, et entretenir la mémoire de ce qui s’est fait la veille : fi donc ! cela est indigne d’un dieu et d’un roi ! Si, en effet, on bannit des festins ces sortes d’amusements, les tours, les plaisanteries, les railleries et les rires, il n’y demeurera plus que l’ivresse, la satiété et le silence, compagnie triste et maussade, et dont une table n’a que faire. Ainsi j’étais loin de croire que le souvenir de Jupiter irait jusqu’au lendemain, encore moins qu’il se fâcherait ainsi et se tiendrait pour gravement offensé, parce qu’en faisant le partage des viandes, on s’est amusé à éprouver s’il distinguerait et prendrait le meilleur morceau.

[9] Mais supposé même, Mercure, ce qui est bien plus grave, que non-seulement j’aie donné à Jupiter la plus petite part, mais que j’aie enlevé la part tout entière : quoi donc ? fallait-il pour cela, comme on dit, confondre le ciel et la terre, songer à des chaînes, à des croix, au Caucase, et faire descendre des aigles pour me ronger le foie[1] ! Vois si tout ce fracas n’accuse point celui qui se fâche de petitesse, de bassesse dans les sentiments, de penchant à la colère. Qu’eût-il donc fait s’il eût perdu un bœuf tout entier, puisque, pour un peu de viande, il entre dans un tel courroux ?

[10] Que les hommes, en pareil cas, se conduisent avec bien plus d’équité, eux qui cependant devraient être plus susceptibles que les dieux ! Toutefois, il n’y en a pas un seul qui condamnât son cuisinier à être pendu, pour avoir, en faisant cuire des viandes, trempé son doigt dans la sauce, et l’avoir léché, ou avoir arraché quelques lardons à un rôti et les avoir avalés. Non ; ce sont des torts qu’on excuse ; ou, si le maître s’emporte, il donne quelques coups de poing au gourmand, quelques soufflets sur la

  1. Voy. la trad, latine que Cicéron a faite d’un fragment du Prométhée délivré pièce perdue d’Eschyle. Cicéron, Tusculanes, II, chap. x.