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TIMON OU LE MISANTHROPE.

lui a donné cette bonne leçon, à moins qu’il n’ait les reins tout à fait insensibles, qu’il faut te préférer à la pauvreté. Mais tu me parais aujourd’hui bien quinteux, de venir accuser Timon de t’avoir ouvert la porte pour aller librement où tu voudrais, au lieu de t’enfermer et d’être jaloux de toi. Jadis, en effet, tu t’indignais contre les riches, prétendant qu’ils t’écrasaient sous les verrous, les clefs, les cadenas, au point que tu ne pouvais pas voir le jour même de côté ; tu te lamentais auprès de moi, répétant que tu étouffais dans les ténèbres ; et je te voyais pâle, abîmé dans les soucis, les doigts tout crochus par l’habitude de compter, menaçant de t’enfuir de chez eux à la première occasion. Enfin tu trouvais exorbitant d’être, à l’exemple de Danaé, calfeutré, comme une fille, dans une chambre de fer ou d’airain, sous l’œil de deux maîtres sévères et inexorables : l’Intérêt et le Calcul.

[14] Tu les accusais de folie, tu disais qu’épris de passion pour toi et pouvant te posséder, ils n’en avaient pas le courage, et n’en venaient pas, par crainte, au but de leurs désirs, quoiqu’ils en fussent les maîtres, que, l’œil toujours au guet, le regard fixé sur les cadenas et les serrures, ils faisaient consister toute leur jouissance à ne laisser jouir personne de leur trésor, semblables au chien qui, dans l’écurie, ne mange point d’orge et empêche le cheval affamé d’en manger[1] : tu te moquais aussi de ces gens qui ne font qu’épargner et garder, et qui, chose étrange, sont jaloux d’eux-mêmes, sans réfléchir que chez eux quelque vil esclave, un intendant ou un pédagogue, va s’enivrer en cachette, laissant un maître détestable et maudit calculer ses intérêts à la lueur d’une lampe obscure, à l’ouverture étroite et à la mèche altérée. Quelle injustice, Plutus, d’avoir adressé jadis ces reproches aux riches et de blâmer aujourd’hui Timon du contraire !

[15] Plutus. Si tu veux examiner à fond la vérité, tu verras que je ne me contredis point. L’extrême prodigalité de Timon doit te paraître aussi bien un manque de procédés, et non pas un acte de bienveillance envers moi. Il est vrai, ceux qui m’enferment à doubles portes dans l’obscurité, afin de me rendre gras, épais et rebondi, prenant grand soin de moi, ne me touchant jamais, ne me produisant jamais au jour, de peur qu’un autre ne m’aperçoive, ceux-là je les regarde comme des fous, qui m’insultent et me font injustice, me laissant pourrir en prison, sans se douter qu’ils vont mourir et me laisser à quelqu’un dont je ferai le bonheur.

  1. Allusion à quelque fable perdue.