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LES AMOURS.

à l’espoir, et la conquête à la jouissance, en sorte que tu trouves une volupté toujours égale dans le présent et dans l’avenir. Tout à l’heure, lorsque tu me faisais le dénombrement, aussi long que le catalogue d’Hésiode, de toutes les beautés que tu as aimées depuis ta première jeunesse, les traits joyeux de tes regards nageaient dans une humide mollesse, ta voix s’attendrissait, douce comme celle de la fille de Lycambe[1], et l’on voyait clairement, à ton maintien, que le souvenir de tes amours ne t’est pas moins cher que tes amours mêmes. Allons, s’il te reste encore quelque chose à me dire de ta navigation faite sous les auspices de Vénus, ne me cache rien, offre un sacrifice complet à Hercule.

[4] Théomneste. Ce dieu, Lycinus : avale des bœufs entiers, et il n’aime point, comme on dit, les victimes sans fumée. Puisque nous avons résolu d’honorer sa fête annuelle par des discours, je crains que mes récits, qui durent depuis ce matin, n’engendrent la satiété, prolongés davantage. Il faut que ta muse, à ton tour, quittant ses occupations accoutumées, se plie à d’autres chants et passe gaiement la journée en l’honneur du dieu. Sois aujourd’hui mon arbitre impartial. Je ne te vois aucun penchant pour l’une des deux passions ; dis-moi lesquels tu estimes le plus, les philopèdes ou ceux qui se plaisent au commerce des femmes. Pour moi, qui ressens l’une et l’autre flamme, je reste dans un équilibre parfait, semblable à une balance égale dans ses deux plateaux. Mais toi sans intérêt dans la cause, guidé par la seule raison, tu peux te prononcer pour le meilleur parti. Dépouille donc, mon doux ami, toute dissimulation, et le suffrage que t’inspire le récit de mes amours, porte-le sans hésiter.

[5] Lycinus. Crois-tu donc, Théomneste, que la question puisse se décider en badinant et en jouant ? Rien n’est plus grave. J’ai essayé, il y a quelque temps, de la résoudre, et je sais combien elle est sérieuse, surtout depuis que j’ai entendu naguère deux hommes la traiter avec chaleur, dans une dispute dont le bruit me remplit encore les oreilles. Leurs sentiments n’étaient pas moins différents que leurs discours : ils n’avaient pas, comme toi, l’âme assez bien trempée pour pouvoir, à leur gré, invincibles au sommeil, recevoir un double salaire :

        L’un en paissant des bœufs et l’autre des moutons[2].

Le premier de ces hommes mettait sa volupté suprême dans
  1. Néobulé, aimée du poëte Archiloque.
  2. Allusion à un vers d’Homère, Odyssée, X, v. 35.