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DÉMONAX.

l’indolence de sa vie, il semblât se rapprocher du philosophe de Sinope. Seulement, il n’outra jamais sa façon de vivre pour se faire admirer, et attirer sur lui les regards des hommes ; il était vêtu comme tout le monde, uni dans ses manières, ennemi de toute prétention, conversant avec tous, en particulier ou en public.

6. Il n’employait pas non plus l’ironie de Socrate, et cependant sa conversation était tout assaisonnée de grâce attique, si bien qu’on sortait de son entretien sans mépriser son indulgence et sans vouloir se soustraire à la sévérité de ses reproches : sa douceur produisait un changement complet ; on revenait plus prêt à bien agir, plus gai, plus plein d’espoir.

7. Jamais on ne l’entendit crier, se disputer avec violence, se laisser aller à la colère, quand il avait à reprendre. Il poursuivait les vices, mais il pardonnait aux coupables : il voulait qu’on prît modèle sur les médecins qui guérissent les maladies, mais qui ne s’emportent pas contre les malades. Il croyait que l’erreur est de l’homme, mais qu’il est d’un dieu ou d’un homme semblable à Dieu de la réformer.

8. Grâce à cette manière de vivre, il n’avait besoin de personne, mais il s’employait pour ses amis en temps convenable ; et, s’il en voyait quelques-uns trop pleins de leur bonheur, il leur rappelait combien sont éphémères ces prétendus biens dont s’enfle leur orgueil. Gémissait-on devant lui de la pauvreté, se plaignait-on de l’exil, accusait-on la vieillesse, la maladie, il consolait par un sourire : « Vous ne voyez pas ; disait-il, qu’avant peu cesseront vos chagrins : l’oubli des biens ainsi que des maux, une liberté sans bornes va bientôt nous envelopper tous. »

9. Il aimait beaucoup rappeler des frères à la concorde, à rétablir la paix entre des époux. Un jour, dans une sédition populaire, il parla avec une grande éloquence et persuada à la multitude de servir la patrie sans se soulever contre elle. Tel était le caractère de sa philosophie, douce, aimable, et pleine d’enjouement.

10. La seule chose qui l’affligeât était la maladie ou la mort d’un ami ; car il regardait l’amitié comme le plus précieux des biens en ce monde. Aussi était-il l’ami de l’humanité tout entière : il suffisait d’être homme pour ne lui être point étranger[1]. Cependant il se plaisait plus ou moins dans la société de quelques personnes ; mais il ne s’éloignait tout à fait que de ceux

  1. Homo sum, humani nihil a me alienum puto. Térence, Heautontimorumenos, act. I, sc. i, v. 25.