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DE LA DANSE.

de ses partisans l’ayant prié de danser Ajax une seconds fois, il présenta un autre danseur, en disant aux spectateurs : « C’est bien assez d’avoir été fou une première ! » Mais ce qui lui causa le plus de peine, c’est qu’un de ses concurrents, un de ses rivaux de métier, pour lequel on avait écrit le même rôle d’Ajax, joua la scène de la folie avec tant de convenance et de justesse qu’il ravit tous les suffrages, pour avoir su rester dans les limites de la danse et n’avoir pas violé, dans une ivresse furieuse, les règles de l’action dramatique.

[85] Pour conclure, mon doux ami, parmi la foule considérable d’objets et d’études dont la danse se compose, en voilà seulement un petit nombre que je te soumets, afin que tu ne te fâches pas trop contre moi, comme épris d’un trop vif amour. Mais si tu voulais partager ce divertissement avec ton ami, je suis sûr que tu serais un homme perdu et que tu deviendrais fou de la danse. Alors je n’aurai pas besoin de te dire le mot de Circé[1] :

        Ce breuvage, ô surprise, est sans effet sur toi.

Car tu seras charmé, sans avoir toutefois, par Jupiter ! la tête d’un âne, ni le cœur d’un porc. Ton esprit, au contraire, deviendra plus solide, et le plaisir te fera partager avec un autre une bonne partie de la coupe. En effet, ce que dit Homère de la verge d’or de Mercure[2] :

        Elle étend sur les yeux la douceur du sommeil,
        Ou ramène, à son gré, les hommes au réveil ;

c’est ce que produit la danse, qui tantôt charme les yeux, tantôt les rend vigilants, et tient l’esprit en éveil devant tout ce qui passe sur la scène.

Craton. En vérité, mon cher Lycinus, tes discours me persuadent : ils me font ouvrir les oreilles et les yeux. N’oublie pas, mon doux ami, lorsque tu iras au théâtre, d’y retenir une place pour moi, à côté de la tienne : je ne veux pas que tu en reviennes plus sage que nous.

  1. Homère, Odyssée, X, v. 326.
  2. Odyssée, V, v. 47, 48